LE PSYCHOPATHOLOGIQUE ET LE SENTIR

Nietzsche et les micro-incarnations

 

Adolfo Fernandez-Zoïla

En couverture: " Parcours 35 ", Charles Bellenfant (collection A.F-Z.)

L'Harmattan éd. 2002, 220p.

COLLECTiON " Psychanalyse et civilisation " dirigée par Jean NADAL. Série: " Trouvailles et retrouvailles " dirigée par Jacques CHAZAUD

Cet ouvrage entreprend une exploration du " sentir " dans ses diverses formes d'apparition. Le sentir pathique des souffrances psychopathologiques. Le sentir des oscillations de la présence à soi. Le sentir aîguîsê par les percepdons savantes sollicitées par les pratiques vives de la diversité des œuvres d'art.

L'ontologie de l'œuvre d'art met en valeur l'être de l'œuvre, témoigne d'une créativité. Peut-on rapprocher " les folies " d'une sorte de créativité d'art? La psychopathologie productive, . délires et névroses, élabore des originalités mêlées aux souffrances des activités psychiques, qui aiguisent le sentir. Elle se différencie des démences ou états déficitaires que signe l'absence d'œuvre. Selon la perspective ouverte par Nietzsche, le psychopathologigue peut, à travers le mêta-homme ou sur-homme aller au delà, vers les œuvres qui recueillent les nouveaux plis formés par les variations du sentir. Ce livre y fait expressément écho et montre que ces intimités du sentir, incarnées en autant de points de micro-incamations, sont susceptibles d'enrichir l'être-homme. Il s'agît d'apprendre à déceler les plis des souffrances ou sentir pathique et à agir sur leurs plissements afin de modifier les incarnations de l'être-soi.

Le psychopathologique et le sentir vient compléter les essais de psychopathologie productive : La chair et les mots (La Pensée sauvage, 1995), Récits de vie et crises d'existence (L'Harmattan, 1999), Psychopathologie du discours-délîre (L'Harrnattan, 2000). Dans cette herméneutique métamorphique la quête de soi a découvert le passage obligé des variantes dialogiques de l'un avec (ou sans) l'autre pour parvenir à ces points du sentir qui servent 1"architectonisation vive des micro-incarnations de l'être-soi.

Adolfo FERNANDEZ-ZOILA, médecin des Hôpitaux psychiatriques, docteur ès Sciences humaines (psychologie), poursuit des recherches sur l'analyse des microphénomènes liés aux micro-incarnations qui, en dernier ressort, assurent l'être-soi dans le tout-de-l'homme. Ruptures de vie et névroses (l979), Freud et les psychanalyses (l986), Corps et thérapeutique, une psychopathologie du corps (l986) annoncent cette série des quatre essais sur la psychopathologie productive.

Commentaire par RM Palem

A.Fernandez-Zoïla n'est pas un nouveau venu dans le monde psychiatrique et de la psychopathologie (plus particulièrement de la psychologie phénoménologique existentiale et de l'esthésiologie-esthétique). C'est un Maître discret et exigeant qui tisse sa toile dans les cercles d"initiés depuis 30 ans. Il tire, (vers le haut) et il attire par sa bonhommie savante et son verbe limpide. Il " interpelle " aussi, comme on dit maintenant. Un vocabulaire particulier mais sans hold-ups ni chausses-trappes. A ce niveau de réflexion. c'est rare, donc très précieux.

Avec cet ouvrage, AFZ termine là, après bien d'autres travaux . qui ont accompagné l'histoire de la psychiatrie dynamique depuis 40 ans (en marge des modes intellectuelles, les connaissant toutes mais ne s'y aliénant pas). une tétralogie commencée avec La chair et les mots (1995), Récits de vie et crises d'existence (1999), Psychopathologie du discours-délire (2000).

Il y défend avec beaucoup de conviction une morale du sentir, contre la moralisation, l'expressivité créatrice des mots, la découverte du sentir dans l'art si l'on veut accroître la dimension esthétique de l'humain, la fonction poétique seule créatrice de forces, de fiçxures et de formes, aptes à relancer dans l'homme la création de 1'" être-homrne (p.2l1). Sur sa route, il -trouve H.Bergson, E.Minkowski, Von Weizaecker, M.Pradines, E.Straus (contre Husserl), I.Meyerson, H.Delacroix, M.Merleau-Ponty, H.Maldiney (contre Hegel). Beaucoup resteront au bord du chemin. Une préférence justifiée pour Straus, Merleau et Maldiney .

Une confiance sympathique dans le " sentir-artistique-esthétique qui couronne le tout-de-l'homme ", avec la belle citation de Merleau-Ponty': " L'Etre est ce qui exige de nous création pour que nous en ayons l'expérience " (Le visible et l'invisible). " L'artistique pourrait remplacer partout le simple moralisateur ". Comme on voudrait le croire ! Peut-être faut-il commencer par chercher des intermédiaires (à défaut de garants ou d'experts) ? AFZ n'étant ni le dernier, ni le moindre de ceux-ci.

Démocritien AFZ ? ... qui manifeste un curieux intérêt pour les " particules de langue " et les " microincarnations ". Mais refaisons son parcours ... Il part de Nietzsche. un Nietzsche très présentable, orgueilleux, susceptible, mais qui " n'a jamais été fou ". qui " s'accordait intimement avec Montaine " et qu'il rêve d'allier à Freud: à la fois sage et versatile, plus soucieux de sentir et de sentiment de puissance que de " volonté de puissance ". Nietzsche a-t-il eu raison ? Il fut en tout cas un " détonateur ". Et cela commence par un paradoxe. Nietzsche aurait dit " Le sang de Platon coule dans mes veines "... mais le platonisme n'est pas Platon et celui de Nietzsche est plutôt un " platonisme inversé " . Nietzsche voulait octroyer au sentir la plénitude d'un statut qui soit l'équivalent de celui accordé par Platon aux essences, aux formes intelligibles ou idées; il plaide pour le sensible à la place du supra-sensible. AFZ parle de " resourcement du sentir ", de la " vision invertie " du peintre ou du musicien .

Nietzsche a trouvé que l'art impliquait la participation d'une physiologie (une " physiologie métaphorisée "), d'un corps devenu chair, " pluralité de micro- incarnations agissantes " (dit AFZ). Il ne nous a jamais dit comment. C'est cette lacune qu'entend combler AFZ. Rien moins. Précédé par Deleuze, l' " Hercule des surfaces ", loué pour sa perspicacité analytique. Il ne saurait bien sûr, avec de pareils parrainages, être question de se contenter d'éprouver des émotions viscérales qui seraient abusivement qualifiées d'" esthétiques ".

Je recommande tout particulièrement l'étude sur Amiel (p.93 ... ) qu'une tradition paresseuse a eu, chez les psychiatres, un peu trop tendance à réduire à la Psychasthénie ; sur Cézanne (p. 64 ... ), sur Joë Bousquet (p. 98 ... ).

L'originalité conceptuelle de ce livre et son leit-motiv réside, entre autres, dans les " micro-incarnations " : traîts d'union entre le sentir (longue référence à E.Strauss) et 1'aimer, aptes à bâtir " une chair-œuvre " ; ce qui n'est pas sans nous évoquer la méditation de Ph.Prats sur H.Ey, le " corps psychique " et le " sol-chair " (L'Organodynamisme comme anthropologie, L'Harmattan 2001).

Ces micro-incarnations sont orientées vers un " plus-être " qui " rejoint une puissance d'amour accrue du soi vers lui-même (se laissant arracher les parties- virtuelles de lui-même écrit-il même, p.l68, dans une superbe définition du " moment pathique " ) et vers les autres ... Aspiration d'un sentir en quête de lui-même ?... ". Cela va beaucoup plus loin que J.J.Gibson mais peut-être dans le sens même où Ey évoquait ces travaux dans son Traité des Hallucinations, sur le chemin (destin) du " corps psychique ".

En amont dans son texte (p.62), AFZ trouve en Bergson un précurseur de ces idées... " qui ferait de l'intuition et de l'élan vital un mouvement de différenciation généralisée ". " Le sentir ne gît peut-être pas au tréfonds du corps, mais il travaille ce corps dans toutes les directions pour le transformer en chair vive, ouverte, pour le mener vers d'autres rivages, ceux où le sentir construit est réclamé pour " pousser " au devant de lui-même, pour être " ... Là où, peut-être, le " Devenir conscient " de Ey rejoint (ou se confond avec) 1 1 " Idéal du Moi " de Freud. Mais je suis seul responsable de cette extrapolation sans doute incongrue pour les Eyiens, les Freudiens ... et AFZ.

Voilà un excellent livre de psychopathologie : à la fois classique par ses références et original par sa composition et ses thèses. Enrichissant pour tout dire et pour tout un chacun. AFZ prouve qu'on peut être nourri des grands auteurs (les anciens et les modernes), sans être leur esclave. Un bel exemple de liberté de pensée et d'esprit constructif , j'allais dire de synthèse, mais il préférera peut-être " syncrèse ", que j'ai découvert sous sa plume. Tout plat éclectisme et œcuménisme de principe écartés, cela va de soi et depuislongtemps chez Adolfo.

RMP