LA CONTROVERSE ENTRE J. LACAN ET H. EY

SUR LE CONCEPT DE LIBERTE

Eduardo T. MAHIEU*, Naïma GRANGAUD**

 

* Assistant spécialiste associé C.H.G. Robert Ballanger, Aulnay-sous-bois 93602.Service de Psychiatrie B, du Dr. T. Trémine

** Interne DES Centre Hospitalier Sainte Anne Service du Dr. Bogoratz

 

Résumé:

Derrière la controverse entre Henri Ey et Jacques Lacan autour du concept de liberté, il s'agit d'une opposition de conceptions anthropologiques. Un système de pensée pour qui l'homme normal est libre et autodéterminé, inscrit dans l'humanisme philosophique: celui d'Henri Ey. L'autre système pour qui l'homme reçoit ses déterminations essentielles de l'extérieur, pour qui l'individu normal est aliéné dans le langage, et qui constitue un supplément au matérialisme historique, selon son auteur: Jacques Lacan. De ce fait la folie constitue pour l'un une insulte à la Raison, une entrave à la Liberté, et pour l'autre la libération des contraintes constituantes normales.

 

"L'être de l'homme, non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme limite de la liberté"1 ainsi se cristallisait la controverse entre Ey et Lacan en 1946. Plus tard l'un dira du fou qu'il "est l'homme libre"2 et l'autre fera de la folie "la pathologie de liberté". Trente ans après Henri Ey recueillait cette même phrase "dans un rare mais commun accord [avec] J. Lacan"3, pour illustrer sa conception. Alors accord ou discorde? Discorde, bien sur.

"La Liberté", thème philosophique

L'utilisation du mot liberté prête à des nombreuses confusions. Dès qu'on essaye de lui donner un contenu concret se multiplient les sens, voire les paradoxes. D'autre part, comme le rappelle Quilliot4, Valéry disait du mot liberté qu'il "chante plus qu'il ne parle", ce qui suffit à souligner l'implication subjective de celui qui le prononce. C'est autant dire qu'il n'a pas le même sens dans la bouche de Ey que dans celle de Lacan. Ce mot avec des connotations juridiques, socio-politiques et économiques, entre autres, nous intéresse ici par la question du libre arbitre, de la liberté métaphysique de l'homme. C'est la notion de Liberté, qui a servi de terrain de débat à différentes positions philosophiques qui lient les conceptions d'essence de l'homme, d'individu, de déterminisme ou d'autonomie, qui depuis Kant5 sert aussi à opposer "causalité naturelle" et "causalité par liberté", qu'illustre bien leur opposition. D'un côté un concept de l'homme dans lequel celui-ci reçoit ses déterminations essentielles de lui-même, celui de Ey, à celui pour qui l'homme reçoit ces mêmes déterminations essentielles de l'extérieur, la conception de Lacan. Derrière eux affleure l'opposition entre un "humanisme philosophique", ce "mouvement trouvant son déploiement dans l'Europe au XVIème siècle et constituant une nouvelle anthropologie qui fait véritablement émerger la catégorie philosophique d'individu"6, et une conception de l'homme, qui donne au matérialisme historique, "un supplément, qui n'est pas moins matérialiste"7: "l'individu social", le "zon politikon".

L'humanisme philosophique de Ey

La pensée de Henri Ey s'enracine fermement dans l'humanisme, cette "poussée des forces vives qui fait de chaque individu l'auteur de son monde"8. Le point de départ de sa réflexion le constitue cet individu isolé, "devenir conscient comme […] développement sui-generis de la structuration biologique de l'individu", selon l'expression de Jean Garrabé, où comme Ey le dit reprenant à son compte les mots de L. von Bertalanffy : "L'Homme n'est pas seulement un animal politique, il est d'abord et avant tout un individu"9.

Dans le débat psychogenèse-organogenèse, contrairement à ce que l'on suppose, c'est Henri Ey qui conserve la notion de psychogenèse, et cette notion se confond chez lui avec les notions de Volonté, d'Autonomie et en dernière instance de Liberté10: "C'est précisément parce que nous donnons son plein sens à la notion de psychogenèse que nous la refusons à titre de condition déterminante, à l'objet même de la science psychiatrique. Par contre, toute position métaphysique négatrice de la liberté […] lui ôtent toute signification"11. Nous allons voir que la Liberté comme normalité, normativité, psychogenèse, conscience, commande toute la conception de la folie ou de la psychiatrie pour Ey: "Sans la notion de liberté, celles connexes de folie ou de Psychiatrie n'ont pas de sens",12 "Si un acte, une idée, une croyance sont normaux, cela ne veut pas dire autre chose que ceci qu'ils sont psychogénétiques et s'ils sont anormaux c'est justement parce qu'ils sont la conséquence des altérations que son substratum organique inflige à la pensée"13.

Cette Liberté est l'aboutissement d'un processus, "L'ETRE CONSCIENT se présente à nous comme un "DEVENIR CONSCIENT""14, processus dans lequel l'ontologie est le déroulement de l'ontogenèse, qui marque son rattachement à l'évolutionnisme, par ailleurs second point de rupture irréconciliable avec Lacan15. C'est la notion d'organisation, de hiérarchie qui lui fait placer en "haut" d'une "flèche téléologique" la Conscience, lieu de la psychogenèse et de l'affranchissement de la personne de ses déterminations matérielles, proche de la notion d'impératif catégorique de Kant, puisqu'elle est le siège d'accession à la moralité: "Bien entendu, cela signifie qu'accéder à la moralité c'est non pas se conformer nécessairement à un bien idéal prescrit par la "morale de la société", c'est-à-dire ses mœurs, mais c'est essentiellement être libre et responsable d'un choix individuel, quel que soit le contenu de l'impératif collectif […] c'est assumer sa propre responsabilité. Il n'y a pas de morale sans autodétermination, sans autonomie de la volonté, sans libre arbitre, sans personne, c'est-à-dire sans ce que tous ces synonymes désignent pour être la structure anthropologique, l'ontologie de l'être humain."16 Cette responsabilité, la possibilité du choix, de fonder sa propre Weltanschauung, est réservée au sujet normal. La maladie mentale constitue son empêchement.

"Aucune psychologie ni aucune psychopathologie ne sont possibles si elles ne s'ordonnent pas par rapport à une idée fondamentale: celle de l'organisation de l'organisme psychique"17, et cette organisation architectonique qui implique la subordination de l'Inconscient à la Conscience, implique aussi la notion de cause finale: "Qui pourrait, qui oserait prétendre que l'idée d'une organisation, c'est-à-dire d'une hiérarchie ordonnée de moyens vers une fin ne définit pas l'organisme en général et l'organisme psychologique en particulier?"18. Ce concept de Liberté, aboutissement d'un processus d'évolution créatrice, d'affranchissement aux déterminations inconscientes par une conscience dénégatrice, ce lieu de spontanéité et d'autonomie, de la Raison, ne peut nullement être identifié avec la folie19: "Le champ de la psychiatrie étant celui de la pathologie de la liberté, il est naturellement circonscrit par la notion même d'un déterminisme inconscient qui se définit lui-même en se distinguant, plus ou moins mais nécessairement, de la sphère des actes et pensées libres qui caractérisent la "norme" de l'Homme"20.

Ainsi, "L'anthropologie de Ey se présente fondamentalement comme un néovitalisme psychobiocentrique […] impliquant une priorité donnée au déploiement des activités structurantes de l'organisme sur les actions exogènes de modelage par le milieu"21. L'essentiel est du côté de l'interne, priorité de l'essence sur le rapport, et dont la Liberté, indissociable de la causalité, est du côté de la cause finale: L'être conscient se présente "comme libre de se déterminer par la connaissance de ses propres fins"22. On pourrait, en quelque sorte envisager la construction de l'organo-dynamisme comme un effort pour "sauver" cette conception de l'homme, pour la dépasser tout en la conservant, en un siècle qui l'a bien maltraité jusqu'à proclamer sa "dissolution". Effort analogue à celui de Kant, "le plus grand des philosophes" selon Ey, pour "sauver"23 la causalité par liberté lors de la naissance de la causalité physique.

Lacan et l'excentration du sujet

Lacan a varié, selon le contexte, ses affirmations à l'égard de la liberté: une place importante en est faite à Bonneval en 1946, elle est traitée de discours délirant24 en 1956 , pour ensuite nier d'avoir jamais parlé de liberté dans les années soixante-dix… Déjà dans sa thèse, placée sous l'autorité de Spinoza - pour qui "les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorant des causes par lesquelles ils sont déterminés"25 - et dans l'inspiration du projet de psychologie concrète de Politzer, Lacan souligne pour contester toute imputation de spiritualisme "quelle liberté assurent à notre thèse les positions modernes du matérialisme, particulièrement celles du matérialisme historique"26. D'autre part une large place est faite au bovarysme inspiré de J. de Gaultier qui disait à ce sujet: "L'homme se croit libre, il s'estime pourvu d'un libre arbitre […] Cette illusion est si forte que des philosophes ont été dupes"27. D'emblée la notion de Liberté tel que l'entend Ey dans le sillage kantien est mise à mal par Lacan. A ceci il faut ajouter la position de Freud: "On se croit en général libre de choisir les mots et les images pour exprimer ses idées. Mais une observation plus attentive montre que ce sont souvent des considérations étrangères aux idées qui décident de ce choix […] dont nous ne nous rendons pas compte nous-mêmes"28.

Pour Lacan l'homme reçoit ses déterminations essentielles de l'extérieur. Cette excentration de l'essence, "révolution de la connaissance à la mesure du nom de Copernic […] par elle le centre véritable de l'être humain n'est plus désormais au même endroit que lui assignait toute une tradition humaniste"29, cet être social pour qui "la "nature" de l'homme est sa relation à l'homme"30, explicite "la détermination que l'animal humain reçoit de l'ordre symbolique31". Dans son texte sur le stade du miroir, dont il donnait la priorité à Marx, il signale à propos de Sartre: "cette philosophie ne la saisit [la négativité existentielle] que dans les limites d'une self suffisance de la conscience, qui […] enchaîne aux méconnaissances constitutives du moi l'illusion d'autonomie"32. Cette nature imaginaire du Moi, lieu de méconnaissance, d'aliénation imaginaire et d'illusion d'autonomie, constitue un nouvel point de rupture avec Ey: "Le Moi est pour Lacan sans réalité, comme s'il n'était que l'objet d'une illusion, d'une folie. Inutile de souligner que nous nous situons a l'antipode de cette position."33 Pour Lacan, l'homme normal n'est pas libre, mais assujetti au symbolique, au signifiant. Au "Nul sujet ne peut être cause de soi"34 qu'on oppose à l'autoconstruction du moi de Ey, nous pouvons ajouter que "la psychanalyse […] accentue l'aspect de la cause matérielle"35, opposée au sujet déterminé librement par sa cause finale chez Ey. L'impératif est alors non de choisir librement, mais de consentir: "Cette cause, c'est ce que recouvre le soll Ich, le dois-je de la formule freudienne, qui […] fait jaillir le paradoxe d'un impératif qui me presse d'assumer ma propre causalité"36.

Mais c'est précisément à ce point que la question de liberté se noue avec celle de la folie, et qui persiste "une marge de liberté pour le sujet". Et c'est lorsqu'il avait en face de lui Henri Ey, qui "faisait le poids", selon l'expression de J. A. Miller, qu'il donne sa version la plus construite de la fonction de la liberté dans la psychose37. Le fou est celui qui rejette - première traduction de verwerfung, plus tard forclusion - cette causalité, tel Schreber qui envoie balader l'imposture paternelle. Miller signale le caractère paradoxale entre le déterminisme du sujet, effet du signifiant, de Lacan et cette insondable décision de l'être38, d'où la nécessité de distinguer entre Loi et causalité. Avec l'élaboration du concept d'objet (a) cause du désir, Lacan trouve une nouvelle formulation de la liberté du psychotique: "le "a" est toujours demandé à l'Autre. C'est la vrai nature du lien qui existe [pour] cet être que nous appelons normé. […] Les hommes libres, les vrais, ce sont précisément les fous. Il n'y a pas de demande du petit a, son petit a il le tient, c'est ce qu'il appelle ses voix […]. Disons qu'il a sa cause dans sa poche, c'est pour ça qu'il est fou"39, il est causa sui. Le psychotique est celui qui n'est pas assujetti à l'ordre symbolique, qui ne consent pas à sa causalité, qui est "libre" des déterminations essentielles, de l'aliénation constituante de l'homme normal.

Mais, au contraire de l'antipsychiatrie, pas d'éloge de la folie40, et cette "paradoxale liberté dont souffre le psychotique de n'avoir pu s'assujettir à ce qui a pu causer le refoulement originaire"41, est l'objet d'un effort pour penser son traitement possible. A la différence de Ey pour qui seul le sujet normal est capable de choix, et au sein du déterminisme de la théorie psychanalytique, une "marge de liberté", de consentir ou refuser, d'être responsable de sa position subjective, est supposée aux psychotiques et aux névrosés. Lacan y reviendra lorsqu'il cherche à cerner les positions subjectives42 dont le sujet est responsable, bien qu'il fera une distinction entre positions subjectives de l'existence insuffisante pour les positions psychotiques, et positions subjectives de l'être, avec lequel il peut rendre compte des deux. Une Liberté au sein de la contrainte pour échapper au mécanicisme enfermé dans le déterminisme absolu, mais cette liberté n'est pas un lieu d'initiative ou de spontanéité. "Ce n'est rien qui modifie quelque chose d'existant. La liberté définie par rapport à l'être, au fond, c'est ce qui consent"43, le sein-lassen, laisser-être heideggerien.

En guise de conclusion

Deux conceptions anthropologiques opposées rendent compte des différentes compréhensions de la liberté et de ses rapports avec la folie dans l'œuvre de Ey et de Lacan. Mais, tant Henri Ey que Jacques Lacan se sont refusés à faire de la philosophie. Le premier a toujours parlé de sa place de psychiatre, et le second revendiquait sa place de psychanalyste pour aborder la question (en passant, il n'est pas nécessaire de remarquer que ces deux ne sont pas homogènes). Ceci n'annule pas le fait que leurs points de départ n'échappent pas à une catégorisation en termes philosophiques. Nous voudrions pour finir illustrer ces différentes conceptions de l'homme à travers de ce tableau de Goya, qui les sépare et les réunit, qu'un auteur très proche ramenait à notre mémoire lors du Congrès de Perpignan44, le Caprice N° 33 de 1799, "Le sommeil de la raison produit des monstres", qui attirât l'attention de nos adversaires: le sujet du tableau est pour Ey un sujet qui dort, dont sa conscience est déstructurée, privé de sa liberté par une cause contingente; alors que le sujet de Lacan est un sujet qui est bel et bien éveillé, mais dont le sommeil de la raison, fait de lui un être aliéné dans sa méconnaissance45.

NOTES BIBLIOGRAPHIQUES