Anne Perraut Soliveres
Ed. Le monde/puf, collection Partage du savoir, parrainée par Edgar Morin. 294p. Préface d'Isabelle Stengers. Prix "Le Monde" de la recherche universitaire |
Fruit d'une expérience et d'un engagement personnels, mais aussi d'une réflexion et d'une enquête approfondie, ce livre se propose, à travers une démarche théorique et éthique aux accents souvent militants, de rendre la parole à celles que notre société, et pas seulement le système médical, laisse dans le silence et dans l'ombre: les infirmières de nuit. Quel savoir ces infirmières, confrontées quotidiennement à la souffrance, à la faiblesse et à la mort, développent-elles ? Quelle est la particularité du « monde de la nuit » qui constitue la face cachée, impensée de la médecine et au-delà même de la science dans son entier? Quelles valeurs produit-il ? La nuit est ce moment où les normes, les structures, les rites, le temps même semblent disparaître, et laisser place à la sensation que tout peut arriver: la mort qui rôde et qui ne se décide pas, ou qui se trompe parfois de malade. C'est le moment du vide, de l'aventure, de l'inattendu, mais aussi celui de la liberté et d'une plus grande disponibilité envers les patients. Pour explorer ce savoir de la nuit, et afin que s'éclaire la nuit du savoir, Anne Perraut-Soliveres, elle-même infirmière de nuit, a enquêté pendant sept ans, recueillant de très nombreux témoignages de collègues. Prenant appui sur une méthode particulièrement originale, qui mêle le « je » de l'auteur aux énoncés plus impersonnels de la recherche, cet ouvrage vise à redonner aux infirmières une position stratégique dont la déshumanisation croissante de l'institution hospitalière les a destituées. Il aidera les lecteurs à prendre conscience du piège qu'a tissé, avec l'assentiment d'une majorité silencieuse, un système de soins fondé uniquement sur le profit.
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Analyse par RMP Il est totalement illusoire d'espérer envisager la notion de qualité des soins, largement pervertie par des réformateurs technocrates, sans considérer les conditions d'exercice des infirmières (ce qui inclut la sélection et les conditions de formation), d'exiger d'elles une attention grandissante à l'autre quand elles sont elles-mêmes de moins en moins écoutées (p1). « Ni bonnes, ni nonnes» clament-elles, quand elles défilent. Leur assigner des « tâches ciblées » selon les besoins supposés des malades par les médecins, sous prétexte d'expliciter, de résister à la confusion du sens commun, c'est demander aux infirmières de collaborer à la construction d'une version amoindrie et aliénante de leur métier(VIII). La surdité du médecin à la problématique des infirmières se nourrit de sa propre amnésie d'une composante émotionnelle éradiquée à force de QCM, d'inventaires et autres DSM, où la méthode scientifique (objectivante, à variables dures) tiendrait lieu de ligne de conduite suffisante (2). Comme si faire une théorie de la pratique (à partir de la plainte) et prendre position au nom de sa pratique était de qualité inférieure et s'abandonner à une importune subjectivité personnelle (IX). Comme si aussi, en référence à la toute puissance médicale affichée et fantasmée, un monde aseptisé où (à condition de respecter quelques bonnes pratiques de vie) l'on pourrait vivre en « bonne santé », voire repousser indéfiniment la mort, avait plus de réalité que le monde des souffrants pénétré de « l'inscription de la maladie dans la vie de la personne » et de ses remaniements symboliques (5) Pour comprendre les « dysfonctionnements », il faut sortir de la logique évaluative prescriptive et morale en vigueur actuellement (3). L'infirmière est prise dans tout un tas de double-liens et d'attentes paradoxales. La formation recrute ses élèves sur tests psychotechniques mais les juge ensuite sur leur comportement, alimentant « cette dichotomie institutionnelle entre penser et agir qui produit immanquablement la frustration » (122). Elles doivent mettre à l'écart « l'encombrant magma d'affects qui sous-tend leurs motivations à soigner et qui, dans un monde tourné vers l'objectivation, les dévalorise» (123) «C'est l'impensable de cette réalité qui maintient le plus sûrement les infirmières dans le déni de leurs affects, les partageant entre le dévoilement de leurs faiblesses, indésirables socialement, ou une attitude offensive que l'ensemble de l'institution concourt à disqualifier » (124). C'est ainsi que l'épanouissement professionnel d'une infirmière de nuit passe paradoxalement par sa capacité à surmonter sa frustration d'une reconnaissance par ses pairs et par les médecins, par l'acceptation d'une certaine impuissance (4). Il arrive, là comme ailleurs et beaucoup plus souvent qu'on ne pense, que l'efficacité vienne quand même par surcroît. Mais qu'est-ce qui est efficace ? Question qu'on pourrait poser aussi au médecin. RMP |