L'histoire de la psychiatire selon Georges Lanteri-Laura1 et quelques autres (H.Ey, H.Bernard...)

par RM.Palem (Perpignan)

 

Une Histoire de la psychiatrie de plus ? sans doute, bien que l'auteur s'en défende: mais une des meilleures assurément. "Il n'existe pas d'histoire de la psychiatrie" affirme-t-il, mais "tout est histoire" (Cl.Levi-Strauss). Cette histoire n'est jamais terminée et le DSM ne peut prétendre être la "fin de l'histoire" de la psychiatrie. Avis à ses zélateurs amnésiques.

 

La pierre d'achoppement c'est, comme toujours, la périodisation et remplacer les périodes par des "paradigmes" (selon la conceptualisation de T.S.Kuhn2) ne permet pas d'écarter cet inexorable artefact. GLL évoque, en effet, Kuhn et les paradigmes (de part et d'autre d'une "science en crise") comme Foucault évoquait les "épistémés" et contrairement aux histoires un peu trop continuistes (de progrès unilinéaire) de Ey et d'Ellenberger.

Un paradigme ne constitue ni une théorie, ni une doctrine, ni même la théorie des théories, mais "un groupe de connaissances à l'intérieur duquel les théories peuvent se formuler et s'affronter" (p.212).

 

Pour la période retenue (de 1793 à 1977 car, comme Michel Gourevitch3, GLL pense qu' "il y a quelque chose qui commence avec Pinel et qui finit avec Ey"), 3 paradigmes se succèdent:

-l'Aliénation, maladie unique avec Ph.Pinel (à partir de 1793), avec le "traitement moral" pour panacée.

 

-les Maladies mentales avec JP.Falret (à partir de 1854), après les monomanies d'Esquirol, risée des prétoires.

 

-les Structures psychopathologiques avec E.Bleuler (1926),

E.Minkowski, K.Goldstein et H.Ey (I'Organo-dynamisme de Ey étant "un exemple particulièrement élaboré de l'emploi du point de vue structural"). Structure (du latin structura) qui veut dire construction et organisation.

Freud et la Psychanalyse (en deux pages seulement) tiennent peu de place dans cet ouvrage où Lacan n'est pas cité une seule fois. Ils entreraient dans le 2ème paradigme, celui des entités: la preuve en serait le travail de Freud sur la séparation de la Névrose obsessionnelle et de la Névrose phobique.

Par ailleurs et depuis lors, les psychanalystes (pas tous sans doute, Lacan excepté qui le revendiquait mais n'a convaincu que ceux qui voulaient bien l'être) seraient "structuralistes comme les sauvages évangélisés sont chrétiens" (p.200). Questions connexes: qui les y a obligés?... "Est-il légitime de parler, en analyse, de structures et de processus?" s'interrogeait P.Fedida en 19794.

Si la séparation des affections mentales les unes à l'égard des autres revient à s'éloigner de la Psychanalyse et de tout ce qu'on en attendait au bénéfice de la Psychiatrie (p136), à quel paradigme la raccrocher?... Au premier (Pinel et l'aliénation), il est trop tard. Au 3ème (celui des structures)?... on y revient. L' "appareil psychique" est-il une structure?

Pour livrer quelques idées maîtresses de cet ouvrage exceptionnellernent riche, nous avons du faire un choix forcément limité:

-"La psychiatrie n'est évidemment pas une science" (p.11), la médecine non plus; "mais ca n'est pas une fantaisie" précisera l'auteur le 27 mars à l'Hopital Sainte Anne.

-GLL se méfie des "notions illusoires et captieuses de totalité et de continuité". Il n'y a que des "épistémologies régionales", sans aucun métalangage supposé supérieur pour les unifier.

-Le rapprochement psychiatrie-médecine "constitue un leurre

et dissimule un piège". Ce point crucial et controversé mériterait de plus amples développements: ceux que Henri Ey avait en préparation5 et dont nous reparlerons un jour.

-GLL pense qu'"on doit pouvoir faire une histoire de la psychiatrie qui ne soit pas l'histoire d'une branche, même très particulière de la médecine" (p32). Mais réduite à une signalétique, écartée de la psychanalyse, du systémisme, etc... qui va s'y intéresser ? qui va l'exercer? quel en sera le recrutement?

-"La psychiatrie doit posséder un thesaurus semioticus". Le diagnostic est avant tout différentiel et se fait sur des "signes" (qui n'ont d'autre utilité que de séparer l'une de l'autre au moins deux entités morbides), pas sur une appréhension du Sujet total... "requête sûrement impraticable, sans doute dangereuse et probablement irrationnelle". Surprise ! Mais alors pourquoi ne pas accepter le DSM qui est si avancé dans cette voie et l'objet de tant de sollicitudes de la part des enseignants hospitalo-universitaires?

Peut-être parce que GLL (qui est aussi un fin séméiologiste, n'en doutons pas) sait de longue date et d'expérience que "la séméiologie...n'apparait que dans une relation où l'on n'est jamais parfaitement sûr que les signes demeurent des invariants, bien qu'on les trouve identiques d'un patient à l'autre" 6). Ce qui pourrait sous-entendre que la spécificité pourrait se réfugier dans la variation et la diachronie elle-même. La spécificité de la schizophrénie, par exemple, n'étant pas dans l'hallucination même mais dans son contexte et sa dégradataion (de la richesse de l'expérience délirante primaire à l'hallucination appauvrie et stéreotypée du dément paranoïde).

D'où vient la spécificité de la Psychiatrie ? problème sur lequel GLL apporta, en 1980 et en hommage à H.Ey, une contribution majeure. Comment la spécificité peut-elle passer (survivre ou se transformer) d'un paradigme à l'autre? Et si elle est dans le paradigme, pourquoi en chasser la psychanalyse, la phénoménologie, le 3ème ventricule, les neurotransmetteurs, la théorie de la communication, la théorie générale des systèmes, la philosophie de l'esprit...comme "disciplines extrinsèques à la psychiatrie qui élèvent des prétentions inconciliables mais autoritaires à la régenter dans son ensemble ou presque" (p221)?

-Le modèle indiscutable visé, dés le second paradigme, serait celui de l'Ecole anatomo-clinique de Paris (Corvisart, Bouillaud, Laennec). "Dès lors, on ne pouvait s'en tenir au paradigme de l'aliénation mentale, sans tourner le dos à la médecine en train d'accomplir des progrès décisifs, et si l'on ne voulait plus se couper radicalement de cette médecine-là, il devenait urgent de changer de paradigme" (p.100).

Certes, mais quelle légitimité? quelle nécessité d'appliquer ce modèle des maladies physiques aux maladies mentales autre que, déjà, de ramener subrepticement les secondes aux premières. La réussite? La réussite autorise-t-elle tout? Oui, disent les constructivistes (en citant P.Feyerabendt7, "anarchiste de la connaissance"), qui reconnaissent néanmoins que "la méthode de découpe du poulet n'est pas forcément adéquate à la découpe du saucisson" (J.L.Lemoigne 8).

Quelle réussite?... dans l'établissement descriptif de corrélations anatomo-pathologiques ? avec l'exception de la Maladie de Bayle... Car, sur le plan de la thérapeutique, ça n'est pas faire injure à la mémoire de Laennec que de penser que Pinel était sans doute plus efficace, au "paradigme" précédent, sur l'aliénation mentale (toutes tendances confondues) que notre pneumologue national sur la phtisie, le cancer et la dilatation des bronches (exemples souvent cités par l'auteur) 9 .

 

-Remise en question de la légitimité universelle de l'exigence de totalité: "aucune preuve indiscutable ne nous garantit que le tout de l'homme soit dans le moindre détail de son comportement". Présomptueux qui l'a dit, en effet, mais entre tout et rien... il y a l' indice, le signe, le symptome, le syndrome, la structure, le comportement, le sujet.

Ne serait-il pas sage de s'en tenir à Pascal: qu'aucun des principes gnoséologiques de la connaissance positive n'interdit "pour connaître le tout de connaître également les parties, non plus que pour connaître les parties de connaître également le tout"(Pensées) ?

 

-Dans une période donnée, il ne fonctionne qu'un seul paradigme à la fois (p.37). C'est le point qui nous a paru le plus discutable et qui légitimerait peut-être une réserve de Kuhn lui-même lorsqu'il dit que si "le philosophe n'a pas le droit de se contredire lui-même...l'historien n'a pas le droit de contredire les faits" 10 . H.Ey n'a-t-il pas (c'est bien dans sa nature) mixé allégrement les trois paradigmes: l'aliénation-folie / les espèces morbides (de son Histoire naturelle de la Folie, de ses Etudes ) / les grandes structures anthropo-phénoménologiques ? Que le bilan de l'entreprise soit encore à faire (G.Berrios et F.De Diego,1998 11 ) est une autre histoire.

Si l'on prend garde aux repères temporels par lesquels Ey précise les adeptes de l'une ou l'autre doctrine de son Histoire, remarque H.Bernard 12, on s'aperçoit qu'ils contredisent l' "alternance doctrinale rigoureuse qui voulait: au XIXème siècle le mécanicisme, au début du XXème la psychogenèse. Le XIXème avait ses psychogénistes, le XXème ses mécanicistes. Et Hippocrate et Alcmeon de Crotone étaient, dans la présentation de Ey13, quasiment des "organodynamistes" avant l'heure !

La pathologie somatique ou générale n'est pas non plus à l'abri des retours de paradigme.

Ne choisit-on pas son paradigme en fonction de sa personnalité, de son milieu, de son école? N'en change-t-on pas en fonction de la mode ambiante?

Le sujet de la philosophie, des religions, de la psychanalyse... est divisé, tout le monde s'accorde là dessus. Mais, comme l'objectait J.Rouart à Ey 14, il l'est synchroniquement, verticalement (clivage), dans le sens de l'histoire et du cours de la vie plutôt que successivement, couche après couche... Pourquoi le sujet de la Psychiatrie ne le serait-il pas aussi? puisque c'est bien toujours de l'Homme qu'il est question.

Ce point de vue a le mêrite accessoire de rendre compte tout aussi bien des contradictions du moment (à l'intérieur d'une période) que des glissements et passages d'une période (doctrine, paradigme?) à l'autre. "Les doctrines adverses sont contemporaines... Le moteur est intrinsèque: ce sont les excès d'une doctrine qui entraînent sa chute et la recrudescence compensatrice de l'autre" (H.Bernard, commentant H.Ey, loc.cit.).

C'était la fameuse oscillation que notre bon maître H.Ey appelait "Rythme mécano-dynamiste de l'histoire de la psychiatrie 15 . GLL ne l'ignore pas, bien sûr, qui dans un passage de l'Histoire de la Psychiatrie de Postel et Quetel 16, pour expliquer I'identification de toute la psychiatrie à la médecine" (vers 1855, autour de Moreau de Tours et de Bayle) invoque la lassitude provoquée par les excès du traitement moral de Leuret et, en réaction, le triomphalisme (déja) de la médecine anatomo-clinique naissante conduisant à Virchow.

Ne peut-on invoquer, de la même manière, le DSM comme une réaction aux excès du traitement moral de notre temps: la Psychanalyse ? Bref, le rythme mécano-dynamiste ne continue-t-il pas à faire pulser le système dans son ensemble, "paradigmes" compris?

Mais je serais moins formel qu'H.Bernard (1983, loc.cit.) qui voit Ey se dogmatiser au fil de sa prose, approcher du but par terrassement de l'adversaire (tel l'archange Michel): trouver un sens à l'Histoire et, par l'Organodynamisme, offrir "le dernier mot de l'Histoire", une histoire qui "sous peu...sera bouclée". Ey n'a jamais dit cela, à ma connaissance. Reconnaître une direction à l'histoire n'est pas forcément lui trouver du sens. Repérer la dialectique organodynamique n'est que reconnaître une contrainte mécanique, structurale, pas affirmer l'existence d'un "noumène", ni entrevoir le "point oméga" 17 .

 

Autre partage ou division d'instances contemporaines cohabitant sous le même toît : ces deux paradigmes (tiens, encore des paradigmes...) repérés à l'oeuvre par Jean-Louis Lemoigne dans les Sciences en général: le paradigme des épistémologies cartésiano-positivistes et réalistes 18... et celui des épistémologies constructivistes (avec les Structures, psychanalytiques comprises cette fois-ci, et pourquoi pas phénoménologiques, systémistes, neuropsychologiques, etc... bref toutes celles qui semblent trop nombreuses dans le système de GLL pour n'être que des scories); le premier (modèle analytique) avec le principe de raison suffisante , Ie second (modèle systémique) avec le principe d'action intelligente (ou dialectique ou ouverte, pour n'offenser personne, au sens d'Edgar Morin).

Mais alors, pas plus que pour eux, il n'y a d'exclusive: les deux coexistent souvent et pour un temps qui peut être celui d'une génération: celle à laquelle fait allusion Max Planck (cité par Ey 19 et quelques autres) quand il affirme qu"'une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas en convainquant ses opposants et les conduisant à la lumière, mais plutôt parce que ses opposants meurent et qu'une nouvelle génération grandit pour qui elle est familière".

Exemples de chevauchements: Parler de l'Aliénation et vouloir la relier aux médecins, au XlXème siècle, ne peut relever que de la médecine du XVlllème siècle et non de l'avénement de l'Ecole anatomo-clinique de Paris. Mais l'on sait qu'aprés et en plein 2ème et 3ème paradigmes, des psychiatres comme Moreau de Tours et Morel pour le 2ème, Ey et Lacan (et plus encore des non psychiatres comme Foucault, Jaccard, etc...mais aussi, encore, des psychiatres comme Laing et Cooper) pendant le 3ème parleront encore de "la Folie".

 

Ces questions auxquelles GLL a répondu pour la plupart, avec son brio habituel (sans pouvoir faire en sorte que d'autres ne jaillisssent à tout moment sous ses pas: c'est un des intérêts majeurs de l'ouvrage) ne sauraient occulter quoi que ce soit de ce livre important, démystifiant, à lire et à relire: toutes générations confondues (si cela est encore possible).

On relèvera (fruit de l'âge et de l'expérience) une attitude générale qui n'est pas sans évoquer celle attribuée à Chaslin: "une réserve critique parfois indiscernable d'un certain scepticisme désabusé", qui n'est ni ludique, ni versatile, mais bien tempérée, et toujours solidement argumentée et appuyée sur une vaste culture médico-philosophique.

 

Ey (selon H.Bernard, 1983) avait l'audace (la mégalomanie?) de faire comme si l'histoire de la psychiatrie [était] la tendance irrépressible des doctrines, unifiées en fait par son style, vers "une doctrine juste" qui n'était autre que la sienne. "L'Organodynamisme est le point omega de l'histoire. Sous peu, l'histoire sera bouclée..."

Rien de tel chez GLL qui a le courage de dire que nous ne savons pas où nous allons et ce que pourrait être le paradigme suivant; puisqu'il semble exclu que le DSM soit promu à ce rang.

L'histoire de la psychiatrie de GLL, comme celle de son maître H.Ey, n'est pas événementielle. Les événements (la nomination de Pinel à Bicêtre en 1793, l'article de Falret en 1854, le Rapport de Bleuler en 1926...) ne sont rapportés que comme panneaux de signalisation et cloisons mobiles entre des périodes. Plutôt qu'histoire des personnes, l'histoire chez Ey est histoire des doctrines (H.Bernard), et, chez G.Lanteri-Laura, histoire des discours.

Il y aurait là, autour de cette idée commune à Kuhn et à Foucault (et qui leur vient, à tous deux, de Koyré) qu'une vision du monde est déterminée par un langage, à comprendre comment et pourquoi l'on passe d'un paradigme (ou d'une épistémè) à l'autre . Kuhn serait plus avancé sur ce point que Foucault; mais c'est Kuhn qui le dit 20 et Foucault n'est plus là pour se défendre.

Et GLL, qu'en pense-t-il?... On retrouve là sa modestie et son scepticisme 21, son "régionalisme" 22: il n'y a aucune nécessité d'ordre supérieur, de nature processuelle ou de principe métaphysique à ce que l'on passe d'un paradigme à l'autre, ni même qu'il y en ait d'autres à venir ! Il y a "incommensurabilité des paradigmes" (p44).

Le déclin et l'abandon d'un paradigme n'est pas de l'ordre de l'erreur, mais de l'obsolescence: il perd son rôle unificateur, il n'est plus de mise pour résoudre les énigmes qu'il a cependant contribué à formuler (p40).

Il n'empêche que le passage d'un paradigme à l'autre se célèbre, commémore ou armorialise par une rupture entre des personnes représentatives qui les incarnent: rupture d'Esquirol par rapport à Pinel, de Falret par rapport à Esquirol, de Bleuler par rapport à Kraepelin...et sans doute de Lanteri-Laura par rapport à Ey.

 

-GLL se méfie de la propension à quelque démesure, voire irrationnalisme, des zélateurs de la structure et de la globalité: Weizaecker et Bertalanffy (p160) qui exercèrent sur lui et beaucoup d'autres "une séduction dont il a pu, après coup, se départir sans ingratitude" 23 et, en psychiatrie, de ceux qui, sous prétexte de Ganzheit, en reviennent à faire l'apologie de l'unité inarticulée de la psychiatrie: version pour ainsi dire "romantique" dit-il. C'est d'ailleurs le qualificatif qu'utilise G.Berrios à l'égard d'H.Ey (Etude n°20) : Ey était un "neo-romantique dans la lignée de Zeller et Neumannn [et Griesinger] qui concevait la psychopatholoqie comme un drame évolutif"24. Mais P.Guiraud lui écrivait le 7/01/196425, avec une sympathique indulgence: continuez, vous avez raison... "il est nécessaire de maintenir le culte des idées générales".

L'utilisation du concept de structure chez Goldstein ou Von Weizaecker restait inséparable de l'attitude phénoménologique26; Koffka était un disciple de Husserl. Il resterait à savoir si GLL s'est éloigné de la Phénoménologie aussi, comme de la Ganzheittheorie, s'il s'est départi aussi, de gaîté de coeur, de l'attitude phénoménologique? à laquelle son nom reste attaché 27. Il semblerait qu'il ne se satisfasse pas du dépouillement voulu par les zélateurs du DSM: la clinique, qui dans son "immanence" se suffirait à elle-même, "comme une feuille parfaitement transparente et dépourvue de la moindre hauteur, rigoureusement plate et sans rien au dessous d'elle" (p219) 28. Cela est plutôt rassurant; mais nous ne sommes rassurés qu'à moitié.

 

Psychiatrie, dépression, déréliction, désêtre...

 

...Car GLL nous abandonne ainsi, au seuil du 3ème millénaire (et à la p.207 de son ouvrage), au milieu d'une dizaine d'approches différentes (psychanalyse, phénoménologie, chimiatrie, systémisme, cognitivisme, etc...), en soulignant le fait que "nous manquons complètement d'une théorie de la pratique capable de rendre compte de manière réflexive de ces pratiques elles-mêmes" et que "rien ne nous permet d'avoir quelque idée sur ce qui pourrait constituer le 4ème paradigme" (p210). Paradigmes qui ne se contiennent pas les uns les autres comme des poupées russes, car ils sont "incommensurables" (p44).

Venant d'un psychiatre aussi éminent, cette franchise et cette ascèse (que CJ.Blanc compare à l'empirisme radical de Hume) forcent le respect mais alimentent notre désenchantement. Je crains que certains ne le lui pardonnent pas et que d'autres s'en congratulent.

J'émettrai timidement les trois observations personnelles suivantes:

1° qu'il y a des théories de la pratique (embryonnaires peut-être) mais qui mériteraient d'être entendues dans la mesure où elles ne sont pas occultées ou biaisées par ces deux monstres dévorants qu'a si bien dénoncés GLL, en divers endroits: l'Institution et le Cerveau, soit l'hopital psychiatrique et l'hopital général. Elles se rapportent au vaste domaine de la psychiatrie privée (J.Oury, G.Bles...et l'AFPEP) et c'est là seulement, à mon avis, que l'on aura des chances de trouver la "spécificité" de la psychiatrie 29, science du Sujet souffrant dans son milieu de vie.

Mais là nous ne parlons plus de la même chose puisque, pour GLL, la psychiatrie se définit "non comme une science mais comme la pratique raisonnée de la séméiologie, du diagnostic et du traitement". Remarquons que GLL, à la différence des zélotes du DSM, ne se berce quand même pas de l'illusion qu'une science pourrait advenir en même temps que disparaîtraient les théories (athéorisme supposé du DSM) 30.

 

Mais alors que faire?... "Sporuler et nous replier sur le thesaurus sémiotique, notre savoir de praticien et nos résultats thérapeutiques... et nous interdire toute tentative de composition et de synthèse au nom d'un retour à une sémiologie rigoureuse et athéorique?..." Il y a là une ambiguité que pointe CJ.Blanc 31 chez son collègue et ami G.Lanteri-Laura; tous deux nostalgiques, au fond, chacun à leur manière et non exempts de provocation, d'une "réflexion sur l'homme". Mais tous deux justement hostiles à ces doctrinaires qui reconstituent des ensembles avec des "bouts de malades" et des "morceaux de théories" réductrices ou globalisantes.

2° Le "4ème paradigme" sera...ce que nous en ferons (principe d'action ouverte de l'épistémologie constructiviste: vide supra). Mais je ne crois pas qu'il y ait, ailleurs que chez les chimiâtres (et sans doute pas chez Ey, selon le fantasme que lui prête H.Bernard) "la volonté d'aplatir définitivement la sinusoïde sur son axe" (l'antique balance médicale de Cos et de Cnide, du mécanicisme et du dynamisme), "d'achever les asymptotes, d'arrêter le pendule..."

Soyons poppériens pour la circonstance, puisque comme cherchent à nous en convaincre depuis longtemps CJ.Blanc et J.Birenbaum, le progrès des connaissances est une"unended quest ". Si le "corps psychique" de Ey peut venir meubler le 2ème monde (W2) de Popper et lui donner consistance et statut ontologique, la théorie de la connaissance de ce dernier 32 peut, en retour, enrichir sa méthodologie et la prolonger; certainement pas la figer ou la minéraliser. Il ne l'aurait pas supporté !

3° Je m'interroge enfin sur l'explication donnée par GLL sur l'"incommensurabilité" relative des paradigmes en Psychiatrie. Si l'heliocentrisme de Copernik chasse définitivement et totalement

le geocentrisme de Ptolémée, l'épuration n'est pas aussi radicale en psychiatrie qu'en physique ou en astronomie.

Le 1er paradigme de la Folie/aliénation subsiste de façon plus ou moins larvée au 2ème et même au 3ème paradigme. Quand la seconde "crise" fait passer au 3ème paradigme (les structures), non seulement le 1er garde une existence en arrière-plan (la folie), mais parfois aussi le 2ème (les maladies mentales).

GLL lance une hypothèse intéressante: "C'est probablement qu'un paradigme, en psychiatrie, pose une question fondamentale qu'il ne sait pas résoudre lui-même et qu'il tente plus tard, à sa façon larvée, d'indiquer au second, voire au troisième, comme une aporie persistante" (p44).

Posant cela non plus comme une hypothèse mais comme une énigme posée par le Sphinx, je postule que l'aporie en question, à travers les trois paradigmes explorés est celle-ci: comment prendre pour objet un Sujet?

Mais alors pourquoi la Psychanalyse ne fait-elle pas l'affaire...depuis un siècle?

A moins que ça ne soit elle le "Quatrième paradigme"... Et qu'elle n'ait donc rien à voir avec les Structures ?...

Ça ne m'étonnerait pas.

RMP.Perpignan 25/01/2000

Notes

 

1) GLL: "Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne".Ed.du Temps1998,284p.

2) "La structure des révolutions scientifiques", Paris Flammarion 1983.

3)"Aux manes d'Henri Ey". Perspectives psychiatriques 1978, n°65,5-6.

4) "Clinique psychopathologique des cas-limites et métapsychologie du fonctionnement limite". Psychanalyse à l'Université 1979, V, n°171,déc.

5) Histoire de la psychiatrie dans l'histoire de la médecine (inachevé).

6) "Introduction historique et critique au problème de la spécificité en psychiatrrie", in Spécificité de la Psychiatrie, Masson, 1980,1-38.

7) "Contre la méthode", Seuil 1979.

8) "Les épistémologies constructivistes". PUF 1995.

9) "L'Allemagne, l'Angleterre, la France ont vu s'élever des hommes qui, étrangers aux principes de la médecine et seulement guidés par un jugement sain ou quelque tradition obscure, se sont consacrés au traitement des aliénés, et ils ont opéré la guérison d'un grand nombre..." (Ph.Pinel, cité par GLL, in Spécificité, p15).

10) même si, admet-il , on peut essayer d'être alternativement l'un et l'autre; mais pas les deux en même temps" (Entretien avec Thomas S.Kuhn, Le Monde du 5-6 février 1995).

11) "H.Ey in the 1990s", par F.Fuentenebro de Diego (Cambridge, GB), in History of Psychiatry, de G.Berrios et coll.1998, 397-402.

12) "L'histoire de la psychiatrie selon Ey (sa forme et son sens, le mythe)" Rev.intern.d'Histoire de la psychiatrie, vol.1, n°1, 1983.

13) "Naissance de la Médecine", Masson 1981, 230p

14) "Des idées de Jackson à un modèle organo-dynamique en psychiatrie", Privat 1975, L'Harmattan 1997,p 204

15) Etudes psychiatriques, Desclée de Brouwer 1948,tome I, Etude n°2, 23-49.

16) Nouvelle histoire de la psychiatrie, Dunod 1994,646p.p209.

17) Je me trouve sur ce point en accord avec C.J.Blanc, Psychiatrie et pensée philosophique, L'Harmattan, p 203.

18) auquel se rattacherait, par exemple, après Pinel et Falret, au XIXème siècle, I'espoir d'un dénombrement vraiment achevé, d'un tableau de Mendeleiev de la psychiatrie... 4 maladies mentales en 1864: la PG, la Folie circulaire, la Folie Epileptique et le Délire alcoolique. Il restait beaucoup de travail à faire pour les psychiatres, heureusement ! )

19) Des Idées de Jackson ,p287.

20) vide supra.

21) .. "ce confort que, malgré tout, apporte le scepticisme", avoue-t-il p203.

22) au sens où il dit, après Kuhn et Canguilhem, qu'il n'y a que des "épistémologies régionales".

23) a-t-il écrit dans la Nouvelle Histoire de la psychiatrie de Postel et Quetel, p311.

24) "History of clinical psychiatry", avec Roy Porter, Athlone London 1995,p327.

25) Archives H.Ey à Perpignan.

26) C.J.Blanc, Rapport au Colloque de Bonneval1960, sur "Conscience et Inconscient dans la pensée neurobiologique actuelle", Desclée de Bouwer 1966, p218.

27) La psychiatrie phénoménologique, Paris PUF 1963

28) "Immanence: le déni de la profondeur" , Evolution psychiatrique,1977, 3, 485-499.

29) dont GLL, en 1980 (loc.cit.,p15) note que, au temps de Pinel, déja,on mettait à l'épreuve dans le privé une "spécificité extramédicale" liée moins à une institution "qu'au talent de certains hommes étrangers à la médecine et, semble-t-il, d'origine sociale beaucoup plus modeste que la moyenne des médecins".

30) C'est ce qu'il dit in Psychiatrie et connaissance, Paris 1991, Sciences en situation,p270.

31) Connaissance et psychiatrie, in Psychiatrie et pensée philosophique, 1 vol.1998, L'Harmattan,p210.

32) C.J.Blanc: "K.Popper, le rationalisme critique et la dynamique des théories en psychiatrie". Hommage à Daumezon, Privat 1981.