Intervention
de P. Belzeaux
Cher monsieur Lanteri Laura,
je dois pour commencer vous faire un aveu: votre
ouvrage m'a beaucoup intéressé, et comme il
m'arrive souvent en pareille circonstance, j'ai
débuté sa lecture par la fin... Je dois
donc dire que ce qui a retenu mon attention c'est le
risque que vous preniez, comme historien, de mettre au
travail l'histoire de la psychiatrie de ses débuts
avec Ph. Pinel jusqu'à et y compris notre
époque. Car cela, vous le savez mieux que tout
autre, pose le problème de l'autonomie de la
démarche historique par rapport aux questions
soulevées par notre époque. Ou bien, pour
dire les choses sous forme de question: existe-t-il une
histoire (de la psychiatrie) qui soit totalement
indépendante de l'idée ou du groupe
d'idées que l'on se fait de ce qu'elle est dans
son présent ou de ce qu'elle devrait être
dans le futur?
J'ai été bien puni de ma démarche
inélégante à l'endroit du travail de
construction de l'auteur, quand j'ai rencontré
à la fin de votre ouvrage un chapitre nommé
"Incertitudes" (p 219) dans lequel vous écrivez:
"Les élucidations précédentes nous
conduisent peu à peu vers un noyau de doutes et
d'opinions flottantes, bien qu'il pourrait paraître
peut-être malencontreux qu'un peu plus de deux
cents pages ne nous conduisissent point à
davantage de certitudes."(221-222)
"Sauf abus de connaissance, nous ne savons rien de ce
que pourrait être le paradigme de la psychiatrie
depuis le dernier quart de notre XX° siècle.
Après tout, nous dirions volontiers : tant pis
pour nous."
Mais cette question: Peut-on se tenir dans ce lieu
idéal, lui même hors de l'histoire, de ses
courants et de ses tendances et dresser à partir
de là une histoire dégagée de tout
ce qui constitue son monde? Question pressante pour moi
m'a incité à reprendre votre livre dans son
ordre naturel.
ll m'est apparu que tout votre effort a
consisté, à chaque investigation,
réflexion, conclusion ou absence de conclusion,
à montrer qu'une histoire de ce type était
envisageable avec toutes les limitations et imperfection
d'un tel idéal, mais qu'engagé dans ce
travail, il était possible d'éviter les
pièges désormais classiques de la
justification par l'histoire de la conception
psychiatrique que l'on entend défendre, et qui
consiste entre autre dans la recherche des
précurseurs qui avaient déjà tout
compris, dans la découverte d'un sens caché
à l'histoire qui correspond justement à ce
que nous défendons actuellement et à la
position de vérité
hégémonique dans laquelle se trouve
l'auteur d'une telle démarche. Toutes ces
données font partie de réflexions
précises et concises dans l'ouvrage que vous nous
donnez, qq unes purement théoriques d'autres
beaucoup plus ciblées. Et l'on peut y entendre
sans forcer le moins du monde votre texte, un écho
toujours présent de votre réserve à
l'égard de la démarche historique de notre
maître H. Ey, d'ailleurs commentée,
argumentée et fortement critiquée dans un
texte d'Henri Bernard paru en 1983 dans le premier
N° de la Revue Internationale d'Histoire de la
Psychiatrie.
Pour mener à bien ce type d'entreprise qui part
des débuts de la psychiatrie jusqu'à
l'actuel et problématique DSM, il m'est apparu
d'une part qu'il vous fallait un constant "soucis
méthodologique" que vous allez exposer dans la
première partie de votre ouvrage, et d'autre part
qu'il était nécessaire de sortir du cadre
traditionnel de l'histoire pour s'engager dans celui de
l'épistémologie. Je voudrai reprendre votre
réflexion à ce sujet sous la forme d'une
suite de propositions fermes et parfois
décapantes. Vous écrivez:
1°)"Tout est histoire" et vous citez Cl. Levis
Strauss dont la lecture de certaines pages fut
déterminante pour vous, locution qui,
appliqué à la clinique, nous montre qu'au
niveau le plus élémentaire du recueil des
données de l'examen, l'histoire de notre
discipline est constamment présente de
façon intrinsèque, ce qui est un des
thèmes les plus présents dans votre
ouvrage: "pour que de tels éléments
figurent comme signes possibles, il faut que
préexiste une sémiologie psychiatrique qui
les ait identifiés comme tels dans un passé
qui compte toujours, mais aussi que nous en ayons fait
l'apprentissage, même dans le cas où nous ne
connaîtrions pas clairement leur origine...
"Ce présent sémiologique qui
n'existerait pas sans ce passé, passé dont
nous pouvons connaître la chronique, que nous
pouvons feindre d'oublier ou de n'en avoir rien su, mais
qui reste cependant la condition de possibilité de
notre pratique." p19
"En bref, il ne saurait exister ni examen
psychiatrique, ni discussion diagnostique, sans la
présence en arrière plan de certains
aspects de l'histoire de la psychiatrie." p19
Les prises de positions deviennent plus
précises encore: ceux qui ne veulent retenir que
"la valeur sémantique du signe, valant pour
lui-même et en lui même", en seront pour leur
frais car une clinique qui se constituerait par l'oubli
de son passé, de sa formation et qui tiendrait
"cet oubli pour garant de son objectivité, se
trompent" et ignorent tout à fait ce qu'est et ce
qu'a toujours été la clinique
psychiatrique, qu'elle n'a rien d'éternel et
qu'elle continue à changer par enrichissement et
remise en question"p22 (sans qu'à ce moment de
l'ouvrage ne soit évoqué le terme de DSM
c'est bien sûr lui qui est visé au sein de
cette discussion méthodologique: il n'y a pas de
savoir clinique anhistorique, athéorique).
2°) "Il n'existe pas d'histoire de la
psychiatrie" p27:
à savoir:" comment une histoire peut
l'être, sans constituer une histoire
complète et totale, ce que rien ni personne n'a
jamais pu réaliser?"
Il n'y a pas de possibilité d'histoire continue
et unilinéaire; au contraire l'histoire à
plusieurs entrées, les théories, les
pratiques, les institutions, les lois, permet de saisir
les décalages existants et les paradoxes
d'où surgissent des effets inattendus comme celui
que vous avez isolé dans la Notion de
Chronicité en psychiatrie.
Il n'existe ni origine simple et facilement datable,
ni complexification progressive, comme aurait pu le
laisser penser le modèle de l'embryologie.
A cet égard, le savoir psychiatrique n'est pas
une succession linéaire d'ajouts de plus en plus
complexes se déposant de manière
cumulative, ou par adaptations tentaculaires aux
problématiques du moment et aboutissant à
une forme monstrueuse, mot qu'aurait employé
Copernic à l'endroit du système de
Ptolémée.
"Le savoir psychiatrique s'est constitué
là où la médecine a estimée
avoir qq chose à dire de ce que la culture
à laquelle elle appartient entend par folie"
p11
Ce savoir on doit le considérer comme une
succession de structures mettant en jeu des "liens
étroits entre théories, pratiques et
institution, le savoir et le savoir faire"
ll n'y a pas non plus d'histoire aboutie; c'est ce que
nous évoquions dans notre introduction.
Votre réflexion sur les conditions de
possibilité d'une histoire des sciences en
général psychiatrique en particulier part
plus des travaux de votre maître G. Canguilhem que
de G. Bachelard. et l'on trouvera dans sa fameuse
conférence de Montréal de 1966 ("L'objet de
l'histoire des sciences" in Etudes d'histoire et de
philosophie des sciences, Paris Vrin, 1968) qq'uns des
points forts que vous développez et que vous
enveloppez de votre propre réflexion.
Mais ici vous abandonnez G. Canguilhem pour introduire
après la notion de périodisation dans
l'histoire, celle de "paradigme" que l'on doit à
un scientifique Nord américain, très
tôt converti à l'histoire des sciences,
Thomas S. Khun, qui publie en 1962 au USA puis en 1970
(1972 pour la traduction en française) son ouvrage
"La structure des révolutions scientifiques".
"Un paradigme est un ensemble de
représentations cohérentes et
corrélées entre elles, qui régulent
pendant longtemps, de façon rationnelle, efficace
et économique, la discipline qu'elles
constituent"
"Un paradigme n'est pas une doctrine qui aurait
dominée les autres de façon
hégémonique. C'est une sorte de consensus
qui peut recevoir confirmation et illustration sans
d'ailleurs jamais en avoir véritablement
besoin."
C'est à partir de ce point que nous allons
entamer une discussion:
1) Il va de soi que l'importation de cette notion des
sciences aux connaissances rigoureusement
ordonnées par des théorèmes et
équations mathématiques et s'interressant
aux calculs des forces et des déplacements des
astres, de la lumière, ou au poids atomique des
particules, importation dans la description de la
pathologie mentale au départ essentiellement
descriptive et classificatoire n'est pas sans soulever qq
interrogations de terminologie. Pourquoi ne pas avoir
continué à employer le terme de structure,
et pourquoi pas le terme
d'épistémé?
2) Dans votre description des trois paradigmes qui
s'étagent de l'automne 1793 avec Ph Pinel à
l'automne 1977 avec la mort d'H. Ey, allant donc du
paradigme de l'aliénation mentale (Pinel Esquirol,
Georget, etc ), à celui des Maladies mentales avec
JP Falret (et aussi Lassègue, Magnan,
Sérieux, Capgras, etc .),jusqu'à celui des
grandes structures psychopathologiques (Bleuler,
Minkowski, Ey, etc), il n'apparaît pas que la
deuxième condition que vous fixez avec T S Khun
(un Paradigme n'est pas une doctrine...) soit totalement
réalisée. Car à la lecture, ce
qu'implique le P. de l'aliènation mentale semble
déjà clairement défini par chacun
des auteurs, comme ce qu'implique chacun des paradigmes
suivant (pluralité des maladies mentales face
à l'unité de l'aliénation et pour ce
même P. isolement d'entités et recherche
objective de symptômes conformément à
l'avancée de l'Ecole de Paris, ou encore pour le
troisième P. celui des grandes structures,
approche globale, totalisante sur le modèle de la
gestalt théorie avec mise en place de la
psychopathologie clairement énoncée,
diagnostic structural, etc), rien n'indique qu'il ne
s'agisse pas là du triomphe de l'abord singulier
de chacun des premiers auteurs des périodes que
vous citez: Pinel, JP Falret, Bleuler. Sans
négliger que les déterminations sont
nettement plurielles, il est clair que l'histoire se
déroule aussi par filiation de maître
à élève et que la filiation Pinel,
Esquirol, Georget, jusqu'à Falret qui la rompt
après avoir beaucoup attendu, est un argument qui
semble aller contre la distinction P.-théorie que
vous soutenez. Nous savons aussi la dette et la
référence explicite d'H. Ey à
l'égard de Bleuler dont il traduit le texte
princeps au tout début de son entrée en
psychiatrie, etc. Nous pourrions résumer la
question en disant que nos auteurs sont donc globalement
d'accord sur le fond. Ceci d'ailleurs ne change pas grand
chose à la commodité et à la
clarté de votre exposé. De la même
manière cette impression avait déjà
surgie à la lecture du livre de Khun lorsque le
système héliocentrique de Copernic remplace
le géocentrique de Ptolémée, la
combustion par l'oxygène de Lavoisier remplace la
théorie du phlogistique et ainsi de suite. Khun
à regret, écrit-il, ne peut se passer d'un
Nom propre et du nom d'une théorie. Cependant
cette remarque en amène une autre : il peut
très bien arriver qu'une démarche
théorique paraissant hégémonique
à une période se généralise
et finisse, enseignement oblige et autres facteurs, par
trouver à la période suivante, un consensus
peut-être oublieux des enjeux et des origines: nous
aurions là la figure d'une théorie devenant
paradigme. malgré ses efforts d'enseignement et la
publication de son manuel en espagnol en portugais et en
italien jusqu'en 1990, Ey n'a pas réussi à
rendre sa théorie paradigmatique (comme il
l'aurait souhaité) du moins pendant un temps qui
le dépasse , par contre l'anhistorisme du DSM
peut-il réussir à marginaliser les autres
approches de la souffrance psychique, et à imposer
le travail de la science normale, on peut
légitimement l'imaginer et le redouter?
3)Nommer les P. par ce qu'il y a de plus essentiel
dans les écrits même des auteurs
cités fragilise donc la distinction
paradigme-théorie. Voici un exemple
différent d'emploi du terme de paradigme par un
auteur proche de la psychiatrie, Michel Jouvet; dans une
conférence qu'il donnait à Ste Anne il y a
peu d'années au séminaire de psychiatrie
biologique (pub en 1993, théraplix tome 23) sous
le titre "Evolution des paradigmes sur le "rebond" du
sommeil paradoxal". M. Jouvet expose ce
phénomène de rebond du sommeil paradoxal
après privation de sommeil et l'évolution
de sa compréhension qui va d'abord prendre pour
modèle analogique les phénomènes
hydrauliques: si vous empêchez un écoulement
d'eau au bas d'un tube vertical qui continue à se
remplir, la hauteur d'eau va augmenter ainsi que la
pression dans le tube et on aura les effets directs de
l'accumulation à l'ouverture du tube en se faisant
copieusement arroser. C'est sur ce modèle, loin du
SNC et de ce que l'on en savait que s'est construite la
recherche sur le rebond du SP. Pendant 50 ans on a
pensé accumulation, donc accumulation de substance
devenue substance hypnogène, on a fait des
expériences, on en a trouvé une, on
était content , (l'hypothèse était
vérifiée) puis de nombreuses et ça
perdait un peu de sa spécificité dit M
Jouvet, puis on a trouvé des anomalies;
l'expérimentation montrait des résultats
ininterprétables et on devait remettre en question
le paradigme hydraulique "quand un P. disparaît il
y a tj une période de malaise parce qu'il n'y a
rien pour le remplacer. pdt 5 ou 6 ans la
neurophysiologie du sommeil a vécu entre l'abandon
difficile de ce P. (l'accumulaton de facteurs
hypnogènes) et rien. " Puis est venue
l'idée du rôle du stress dans la suppression
de sommeil et la recherche a pu continuer trouvant dans
l'homéostasie un nouveau paradigme.
Si je cite cette conférence alors que je n'ai
aucune compétence en neurophysiologie du sommeil
c'est pour marquer la place de la représentation
imaginaire plus ou moins consciente dans la conception du
paradigme. Une idée mécanique simpliste
permet de découvrir une succession de facteurs
neuroendocriniens et nourrit la science pdt 50 ans,
jusqu'à la période de crise et le
changement de paradigme. Si dans la psychiatrie on nomme
paradigme des éléments qui ne sont pas
hétérogènes au discours
psychiatrique mais apportés par lui
(aliénation mentale unitaire, maladies mentales
diverses, structures mentales globales), il
apparaît que nous risquons de confondre les plans.
Car sur quoi porte le consensus? sur les
éléments de la théorie fondée
en raison ou sur des éléments plus obscurs
comme l'allégeance à un maître, un
imaginaire Bachelardien plus ou moins méconnu ou
encore sur des représentations voilées
formant l'épistémé d'une
époque. Cette question est sans doute la contre
partie d'une grande qualité de l'ouvrage : s'en
tenir à une "lecture" en évitant les
extrapolations, interprétations et autres
intellectualismes hasardeux. Tout est dit dans le texte
même des auteurs qu'il suffit de lire avec
l'attention requise dans une démarche sans
préjugés.Nous aurons alors la
définitions de nos paradigmes avec les mots des
auteurs eux-mêmes.
Mais alors en contre partie, le paradigme sera sur le
même plan que la théorie,
légérement plus général mais
sur le même plan.
Or cette définition ne s'accorde pas avec votre
conclusion dans laquelle vous nous dîtes que
"l'historien se situe à son tour dans une vision
du monde (Dilthey) dont il se trouve à la fois
l'habitant et le contemporain. Or, s'il essaie
d'étudier cette vision du monde où il est,
il éprouve la plus grande difficulté
à la caractériser précisément
comme cette vision du monde où il vit."p211
"..quand nous nous situons à son intérieur,
nous avons le plus grand mal à savoir quelque
chose de vraiment caractéristique d'un paradigme
en tant que tel, et nous risquons le plus souvent de le
rater, en lui substituant, presque à notre insu,
une théorie ou une doctrine." p212
ll semble donc qu'il y ait une contradiction
méthodologique entre d'une part une lecture des
textes qui nomme paradigme ce que notaient
déjà les auteurs (JP Falret est tout
à fait conscient de sa rupture à
l'égard de l'aliènation mentale, Bleuler
rompt progressivement mais ouvertement avec la conception
Kraepelinienne, Ey s'engage résolument dans la
lutte contre les constitutions et contre le morcellement
clinique du mécanicisme, ne méconnaît
ni sa dette à l'égard de Jackson, de Janet,
de Bleuler, de la gestalt, de la
phénoménologie et de Freud) Il n'y a donc
nulle méconnaissance de ces auteurs à
l'égard de ce qu'ils produisent et de ce qu'il
cherche, du moins au niveau clinique. Ils savent qu'ils
ne veulent plus d'une certaine forme de théorie et
de pratique. Ce qu'ils ne savent pas concerne leur
postérité. Mais ils savent sur qui ils
peuvent compter pour les soutenir et ils savent ce qu'ils
soutiennent. Donc il eût fallu abandonner la
"lecture phénoménologique" des auteurs et
dégager un insu des auteurs pour pouvoir faire
tenir en raison la conception du paradigme que l'on
habite comme "représentation sans contenu
dicernable" et admettre une part d'interpretation, d'au
delà du texte même. à mettre en
rapport avec d'autres textes de l'époque dans des
registres peut-être éloignés, formant
ce que M. Foucault a développé en 1963 sous
le nom d'archéologie du regard médical dans
sa "Naissance de la clinique".
Or ce travail vous le faites, mais sans en faire le
thème essentiel de votre ouvrage, bien qu'il en
soit une constante: La réflexion sur le signe
médical que vous menez depuis de nombreuses
années parcourt et entrelace vos connaissances. Il
y a fort à parier que les auteurs n'ont pas
poussé leur réflexions jusque dans ces
changements qui affectent les rapports de la connaissance
médicale à son objet, qu'ils n'ont pas eu
le souci de changer cette dimension trop constituante du
discours lui-même et qu'il s'agit là du
véritable insu du sujet et peut-être de
l'enjeu des paradigmes. Il ne me parait pas absurde de
considérer que les trois paradigmes que vous
introduisez dans l'histoire sont autant de
manières différentes de concevoir le
rapport des signes à ce qu'ils
représentent. C'est une voie de recherche que vous
avez déjà explorée, et l'on
complétera avec profit, le présent ouvrage
par ce que vous écriviez en 1991 dans "Psychiatrie
et connaissance" (Sciences en situation).
Je ne peux, dans le cadre de ce travail,qu'exposer les
grandes lignes de ce que vous avancez. La première
des constatations touche évidemment aux rapports
de la psychiatrie naissante puis constituée avec
la médecine dont on ne saurait
méconnaître la dimension sémiotique
et les bouleversements qui ont eu lieu dans cette
dimension même avec l'école de Paris au
début du XIX°. La deuxième
constatation indique que l'institution psychiatrique joue
un rôle important dans la constitution du discours
psychiatrique. Troisièmement, l'instance de la
thérapeutique dépend d'une façon
repérable de cette dimension sémiotique et
évolue avec elle. Quatrièmement, si l'on
peut considérer que le 'trésor
sémiologique" s'est constitué de
façon cumulative à travers les âges,
il ne l'a pas été d'une façon
uniforme, certaines périodes (le 1° P. de
l'aliènation mentale et le 3°P.des grandes
structures psychopathologiques) étant moins
soucieuses de le produire que d'autres. Enfin, c'est sur
un fond de débat implicite avec l'empirisme que va
s'organiser le champ sémiotique psychiatrique.
"...s'en tenir strictement à l'observation des
faits, et s'élever à une histoire
générale et bien caractérisée
de l'aliènation mentale, ce qui ne peut
résulter que du rapprochement d'un grand nombre
d'observations particulières, tracées avec
grand soin durant le cours et les diverses
périodes de la maladie, depuis son début
jusqu'à sa terminaison. Mais...ne faut-il pas que
les symptômes et les signes distinctifs dont on
veut tracer l'ordre et la succession dans des cas
particuliers aient été d'abord
étudiés dans un grand hospice.."
écrit Ph. Pinel en 1809 (p2-3). Ecrit ou l'on voit
que l'observation stricte des faits et de leur
régularité ne peut se faire sans la
constitution de lieux réservés aux seuls
aliénés et que cette observation doit
conduire à l'essentiel: s'élever à
une histoire générale de
l'aliénation mentale. Nous avons donc d'une part:
"production du savoir et spécificité de
l'institution répondant à la même
nécessité." (p52 psy et con.) et d'autre
part: les quatre aspects que peut prendre
l'aliénation mentale (manie, mélancolie,
démence et idiotisme) ne sont pas quatre maladies
mais "ce sont des apparences qui manifestent diversement
cette aliénation mentale et dont il faut
reconnaître les variétés..." p63
attitude qui se rattache directement à la
médecine du XVIII° et éliminant de son
champ la phrénitis fébrile tourne le dos
à la médecine anatomo-clinique en train de
naître. Démarche médicale donc
où le signe désigne dans son regroupement
une variété reconnaissable
d'aliénation unique ce qui interdit stricto sensu
de parler de nosographie et malgré l'observation
stricte des faits interdit de parler de constitution de
la sémiologie puisqu' "un signe pour exister comme
signe doit s'opposer à un autre signe et renvoyer
à des entités distinctes". Dans la suite
Esquirol reprend la conception unitaire de
l'aliènation mentale mais établit une
distinction entre hallucinations et illusions que l'on
peut considérer comme la première
ébauche d'une sémiologie. Ce qui fonde donc
le paradigme de l'aliénation mentale est le
rapport des apparences diverses de l'observation à
une entité unique: il faut donc étudier
avec application et sérénité les
apparences, et les décrire pour bien
connaître leur variété d'expression.
L'apparence vaut pour elle même et n'est pas
trompeuse.
Déjà avec Bayle, qui, bien que
fidèle à cette façon de voir,
isolait à la fin de sa vie "une maladie à
part" à partir de sa thèse de 1822 sur des
causes symptomatiques de l'aliénation mentale qui
n'était plus seulement idiopathique, cette
constitution du signe va subir un coup de grâce
avec JP Falret en 1854.
"On a voulu étudier la folie comme une maladie
unique, au lieu de rechercher dans ce groupe si vaste et
si mal limité, des espèces vraiment
distinctes, caractérisées par un ensemble
de symptômes et par une marche
déterminée. Cette erreur fondamentale a
été, à nos yeux, la plus fatale
à l'avancement de la science ; elle a
dominé la plupart des travaux de notre
époque et l'on doit surtout s'efforcer de la
combattre, si l'on veut imprimer à notre
spécialité un mouvement progressif dans une
voie différente »"... "Le progrès le
plus sérieux qu'on puisse réaliser dans
notre spécialité consistera dans 1a
découverte d'espèces vraiment naturelles,
caractérisées par un ensemble de
symptômes physiques et moraux, et par une marche
spéciale »" un signe va donc se
différencier d'autant plus facilement d'un autre
qu'il va signifier des entités distinctes et
autonomes; les signes vont pouvoir se regrouper entre eux
dans des "ensembles complexes" suivant l'expression de JP
Falret et avoir des évolutions
caractéristiques de telle ou telle affection dans
le plus grand dédain pour les théories
générales, se rattachant ainsi à
l'état d'esprit de Sydenham (XVII°) et
surtout à la percée objective de l'Ecole de
Paris (Corvisard, Laennec, Trousseau,..). Dans une telle
détermination l'apparence est
considérée comme trompeuse ("il faut
rechercher objectivement les signes, et ne pas se
contenter d'être le sténographe des
malades") et l'observation sereine va prendre le tour
d'une recherche active, ce qui aura des
conséquences dans l'abord des malades où
plus tard le génie de la manoeuvre d'un de
Clérambault trouvera à s'épanouir.
On va produire un grand nombre de signes et un grand
nombre de maladies. C'est l'age d'or de la
sémiologie. C'est cette attitude mentale qui va
caractériser le mieux le 2° paradigme des
"maladies mentales". Et on peut comprendre qu'il puisse
en persister de nos jours qq traces notamment dans
l'espoir d'exaustivité qui anime certains types
d'entretien directifs ou semi-directifs.
Avec Bleuler en 1911 le rapport du signe à
l'apparence va à nouveau évoluer; comme
vous le montrez, son discours clinique va mêler
à la recherche des signes des
considérations pathogéniques qui vont les
déterminer en retour. "la clinique, s'inspire de
conceptions non cliniques, dont elle dérive pour
la plus grande partie."p138 "ll existe dans tous les cas
une scission plus ou moins nette des fonctions
psychiques" écrit Bleuler dans un type
d'énoncé qui dépasse la clinique
pour être proprement psychopathologique. Dés
lors l'attitude envers le malade va, du fait de
l'introduction d'une dimension psychopathologique
être au plus près de ce qu'il est
sensé vivre, de ce qui peut se passer en son fort
intérieur même s'il n'en a absolument pas
conscience. L'apparence n'est plus trompeuse; elle
redevient une forme d'expression d'un processus occulte
qui peut bien être unitaire (Histoire naturelle de
la folie chez Ey) signalée par les symptômes
primaires (Bleuler) ou négatifs (Ey) dont il y a
lieu d'avoir une représentation articulée,
tout en reconnaissant l'expression de la
subjectivité du patient à travers les
symptômes secondaires (Bleuler) ou positifs
(Ey).
L'importance de la psychanalyse tient aussi à
ce statut particulier du symptôme et revêt
une forme encore accentuée: Chez Freud, "le
registre de la sémiotique et celui de la
pathogénie sont liés et fonctionnent
corrélativement"(p98-99, psy et con.). Le
symptôme parle de sa cause même. L'attitude
thérapeutique sera celle d'une écoute de
cette subjectivité et de sa parole
bâillonnée. A cet égard on pourra
s'étonner de l'absence de prise en
considération de l'apport de Lacan dans votre
ouvrage, alors même que tout votre effort de
compréhension de la sémiologie se construit
autour de la sémiotique donc du langage.
Il faut dire un mot de la problématique du
signe chez Minkowski: critique de Bleuler il avance avec
sa "perte du contact vital avec la
réalité",(1926) une conception qui fait le
signe "global unique et totalisant, équivalent
d'une bonne forme, et opposé à la
fragmentation sémiologique; mais il se
présente autant comme signe que comme
manifestation du processus morbide" p179 le domaine de la
sémiologie tend à s'identifier au moins
partiellement au domaine de la psychopathologie. le
troisième paradigme est donc bien celui des
grandes structures psychopathologiques mais
au-delà, celui d'un rapport renouvelé du
signe à la maladie: une nouvelle lecture du
symptôme s'installe qui va tenir compte des deux
paradigmes précédents et des apports
phénoménologique et freudien: retour
à une conception souventt unitaire du processus,
(Ey, Lacan), recherche, qui peut-être active des
signes de symptômes primaires et écoute du
sujet et des variations d'expression de sa
subjectivité dans la symptomatologie secondaire.
Il en découle, nous semble-t-il, une
fidélité à la médecine avec
un respect de la subjectivité souffrante.
Ceci nous amène à la période
actuelle dont les débuts coïncident à
juste titre avec la disparition d'Henri Ey en 1977, mais
aussi avec la publication en 1980 au USA puis en 1983 en
France du DSM III. Vous montrez qu'il s'agit d'une
nouvelle modification sémiotique: les signes ne
renvoient plus qu'à eux-mêmes pris comme
ensemble et la démarche qualifiée
d'athéorique se veut résolument empirique
(mot qui apparaît toutes les 3 lignes de
l'introduction du DSM IV) (1996). Exit la
psychopathologie, la métapsychologie et autre
construction théorique ou hypothèses
étiopathogéniques. les regroupements de
signes sont syndromiques et les entités sont
qualifiées de "trouble". Les définitions
effacent l'histoire de la constitution du signe et le
rapport qu'il a entretenu avec les conceptions globales
ou particulières de l'époque de sa
distinction. "D'une certaine manière, il ne s'agit
plus de reporter le domaine des apparences cliniques
à un autre domaine, celui des processus, mais de
s'en tenir au registre pur et exclusif de l'immanence, se
suffisant à elle-même et constituant sa
propre épaisseur, comme une feuille parfaitement
transparente et dépourvue de la moindre hauteur,
rigoureusement plate et sans rien au dessous d'elle.
C'était le titre d'un de nos articles de 1977 :
« Immanence : le déni de la
profondeur».écrivez-vous p219
Voilà donc cette histoire sémiotique
rapidement retracée. Elle me semble dans
l'ensemble des analyses que vous produisez la plus
pertinente à rendre compte de la nature d'un
paradigme. C'est un type de discours qui ordonne pour un
temps le rapport l'homme à ce qu'il observe et lui
donne une "vision du monde".
Dans cet esprit, il devient possible de décrire
notre époque comme une période de crise de
la psychiatrie, conformément à ce que
défini T.S. Khun dans son analyse de l'histoire
des sciences. Crise certes en rapport avec un
épuisement du paradigme précédent
qui n'était plus tout à fait satisfaisant
et surtout s'appauvrissait et se gauchissait dans son
emploi routinier (il est commode d'identifier les
symptômes négatifs à des troubles
déficitaires, et les symptômes positifs
à des productions expansives, ce qui est
totalement faux dans l'esprit des auteurs, mais il est
vrai que Ey n'a pas suffisamment prêté
attention à ce risque et donc à une
définition plus précise en rapport avec la
dialectique de la forme et du contenu, travail qu'il nous
reste à faire), comme il est appauvrissant
d'opérer une distinction binaire entre
Névroses et psychoses, paradigme qui de même
ne rendait plus assez de service dans la recherche et la
psychopharmacologie exigent des cohortes correctement
identifiée de malades. mais crise par la
coexistence inconfortable de plusieurs types de discours,
obligeant à des accomodations incessantes du
rapport de l'homme à ce qu'il observe. Va-t-on
tour à tour écouter, comprendre, expliquer,
rester dans l'immanence, plonger dans la profondeur,
unifier ou disséquer, sans compter évaluer
et économiser. Crise donc produisant la
montée de cet abord Statistique et informatisable
des troubles mentaux, qui en retour alimente un malaise
grandissant devant son extension hors du domaine de la
recherche épidémiologique, et son risque
hégémonique dans l'enseignement et
l'administration qui y voit une aubaine de quantification
des pratiques, et de rationalisation comptable des soins.
Un des symptômes de cette crise que dénonce
tous les éditoriaux des revues psychiatriques des
praticiens publics et privés depuis plusieurs
années, est d'ailleurs représentée
par un intérêt croissant de
personnalités venues d'horizons divers,
psychiatres, psychanalystes,
phénoménologues, sémioticiens, pour
la sémiotique (et je pense là au travail
fait par notre ami M. Ballat de Perpignan autour des
signes de l'éveil du coma et de l'autisme, et sa
reprise du problème de la sémiologie et du
pragmatisme avec l'étude et la traduction des
oeuvres de Pierce dont l'Université de Perpignan
est dépositaire sous la houlette du Pr G.
Déledale). mais je pense aussi comme
symptôme de cette crise et de ce désarroi
à la naissance de Cercles H. Ey, ici à Ste
Anne et ailleurs en France et dans le Monde, comme
à la naissance de l'Association pour la Fondation
H. Ey.
Enfin la naissance d'associations pour l'histoire de
la psychiatrie et de la psychanalyse, la publication
d'ouvrages et de revues d'histoire de la psychiatrie, le
travail d'archives de RM Palem mon propre travail de mise
à disposition sur internet par le site de la FFP
des références des ouvrages historiques de
la bibliothèque personnelle d'Henri Ey,
aujourd'hui consultables et l'ambition un peu folle de
créer un réseau de bibliothèques
psychiatriques consultable sur la toile, ainsi que votre
propre intérêt, sont certainement autant de
réponse à cette crise. Une science en crise
se penche toujours sur son passé pour y puiser de
nouvelles forces. L'histoire donc comme
préoccupation du moment. C'est peut-être la
réponse à la question que je posai
initialement. Non, il n'existe pas de lieu idéal
qui soit dégagé de la constitution de son
monde: la démarche historique n'est pas hors du
monde mais fait partie de l'histoire de ce monde. On
étudiera demain les écrits de G.
Lanteri-Laura comme faisant partie des travaux
engendrés par l'état de crise de la
psychiatrie. et peut-être y verra-t-on un
engagement militant, là ou une lecture
hâtive ne faisait apparaître que le doute et
l'incertitude.
Rien ne permet de dire ce que sera la psychiatrie de
demain, ni ce que sera son nouveau paradigme, mais vous
combattez, peut-être à armes
inégales, dans cet affrontement de discours, pour
maintenir une connaissance pleine de l'histoire et vous y
réussissez avec bonheur. Votre livre est un beau
livre, limpide et chatoyant d'intelligence et de passion
mesurée, d'érudition maîtrisée
qui donne à penser. Dans sa
matérialité d'objet, c'est aussi une
très grande réussite digne de votre
pensée, puisqu'à la différence du
précédent qui se perdait en feuillets
détachables, il autorise plus d'une lecture, ce
qui m'a été bien utile, et on ne peut qu'en
féliciter l'éditeur et le directeur de
collection Remi Tevissen.
Je vous remercie.
|
Intervention
D'Eduardo Luis Tomas Mahieu
SUR LES PARADIGMES EN PSYCHIATRIE -
Autour du livre de G. Lantéri-Laura : "Essais sur
les paradigmes de la psychiatrie moderne"
Eduardo T. Mahieu
Il faut bien commencer par-là, il est pour moi
un honneur de prendre la parole dans cet
amphithéâtre, qui en a entendu bien de
meilleures, et ceci pour intervenir en tant que discutant
du dernier livre de Georges Lantéri-Laura. Il faut
certainement un peu de toupet,
d'irrévérence ou simplement d'inconscience,
mais lors des austères et laborieuses
réunions du Cercle d'Etudes Henri Ey, où ce
genre de décisions sont prises, je fus
invité à le faire, grâce, en quelque
sorte à ma "condition de jeune", ce qui va bien
avec les premières exigences. Je mesure tout de
même le trajet parcouru, lorsque, de lire et
discuter avec mes amis, dans ma ville natale de Cordoba,
des textes aussi importants que le Colloque de Bonneval
sur l'Inconscient, et bien d'autres, (je ne vais pas
retracer une trajectoire aussi connue et reconnue que
celle de Georges Lantéri-Laura), voilà que
je me trouve "discutant", ici même aujourd'hui.
Cependant, je vais essayer de jouer le jeu, et de vous
livrer ma lecture du livre, car comme le disait Borges,
il y a autant de livres que de lecteurs...
Ce livre est consacré à l'emploi - il ne
s'agit pas d'une application pure et simple mais "un
usage un peu singulier" selon l'expression de l'auteur,
de la notion de paradigme dont la référence
principale le constitue l'oeuvre de Thomas Kuhn -
l'application donc de cette notion à l'histoire de
la psychiatrie. A partir de cette notion, une
périodisation de l'histoire de la psychiatrie est
proposée, avec l'érudition propre à
Lantéri-Laura. Elle se déroule dans les
limites de la culture occidentale, plus
précisément l'Europe occidentale et les
Etats Unis. Cette périodisation commence en 1793
avec l'arrivée de Pinel à Bicêtre,
pour s'arrêter en 1977, date de la mort d'Henri Ey
à Banyuls dels Aspres. La période actuelle
reste sous le signe de l'interrogation, peut-être
du fait que nous sommes "à l'intérieur" du
paradigme, et qu'un paradigme serait alors
repérable dans "l'après-coup".
Nous allons tenter de préciser la
réflexion que cet ouvrage a imposée
à notre esprit, et ceci à partir de
l'éclairage qu'il jette sur une bonne partie de
l'histoire de la psychiatrie moderne et d'autre part des
questions que le livre pose, concernant notre
actualité.
1. Que faut-il comprendre par paradigme ?
L'auteur souligne bien d'emblée ce qu'il ne
faut pas comprendre par paradigme. D'abord, il ne s'agit
pas d'une doctrine qui, à un certain moment et
dans un certain contexte, viendrait s'opposer à
d'autres plus ou moins antagonistes. Le paradigme n'est
pas en contradiction synchronique, ni diachronique avec
d'autres paradigmes. Il s'agit d'un "ensemble de
représentations cohérentes et
corrélées entre elles, qui régulent
pendant longtemps, de façon rationnelle, efficace
et économique, la discipline dont elles
constituent précisément le paradigme"1.
Le paradigme est ainsi "ce qui unifie pendant une
période plus ou moins longue toute une
série de représentations théoriques
et pratiques qui s'accommodent les unes les autres ou,
d'ailleurs, s'excluent, tant que ce paradigme fonctionne
effectivement"2. Il s'agit d'une logique de l'invariant,
de ce qui unifie au-delà de l'opposition et du
conflit. Ceci constitue peut être à la fois
sa vertu et son défaut, car il est capable de
donner une représentation simple, de la
diversité de l'histoire de la psychiatrie, faite
en règle générale de multiples
contradictions issues du bouillonnement d'idées,
d'influences idéologiques, politiques et
d'intérêts d'individus très souvent
opposés.
En même temps elle est une logique de la
discontinuité historique, à la
différence de la temporalité dialectique
faite d'autant de discontinuité que de
continuité, car il n'existerait pas des liens
entre un paradigme et ceux qui les succèdent ou
les précèdent : "Si au bout d'un certain
temps, l'on a quitté un paradigme pour le suivant,
c'est d'abord pour des raisons plutÙt
négatives : le paradigme ne suffisait plus
à sa tche et les moyens qu'il avait
apportés avec lui cessaient peu à peu de
servir efficacement"3.
2. Quelle périodisation introduit cette notion
dans l'histoire de la psychiatrie ?
La notion de paradigme, tel que l'utilise
Lantéri-Laura, permet une périodisation
d'une clarté majeure dans l'histoire de la
psychiatrie. De ce fait, ce livre se constitue comme un
de ceux qui ont modifié radicalement mes
connaissances, précaires évidemment, sur
l'histoire de la psychiatrie. Par sa fascinante
capacité à permettre l'organisation de
connaissances, des lectures autrement restées
éparses, fragmentaires et sans liens, autour
d'idées simples, je sais déjà
à quel point mes lectures à venir passeront
nécessairement par le filtre de cette
périodisation.
D'une façon resserrée, que
j'espère ne sera pas de l'amputation, il est
question de trois périodes, dont l'auteur souligne
bien, n'ont rien à voir avec la triade dialectique
:
- Une première période pendant laquelle
le paradigme est celui de l'aliénation mentale,
dont la figure dominante est Pinel, qui médicalise
la notion sociale de folie, et qui introduit le
traitement moral de la folie.
- Une deuxième période, celle des
maladies mentales, éclatement de l'unité de
l'aliénation, avec Falret, Magnan, et Kraepelin,
comme figures majeures.
- Ensuite, la période des grandes structures
psychopathologiques, avec Bleuler, Minkowski, Ey, qui
contestent, surtout ce dernier, le nosographisme de la
période précédente et
réintroduisent une certaine unité dans ce
champ. Cette période s'arrête, peut
être en guise d'hommage, en 1977 avec la mort
d'Henri Ey.
Reste en dehors de la périodisation, notre
temps, avec l'impact du DSM III et IV, encore à
définir, avec les incertitudes que nous
connaissons tous.
Cette succession, ne se déroule pas dans la
diachronie, comme le livre le dit bien : "Dans l'histoire
de la psychiatrie le 1er paradigme passe, certes au
second plan, mais il y survit d'une façon plus ou
moins larvée et peut revenir, de manière
discrète, mais effective, plus tard, sans jamais
bien sūr réoccuper la place qu'il avait tenue
auparavant ; et quand la seconde crise fait passer au
3ème paradigme, non seulement le 1er garde une
existence en arrière-plan, mais parfois aussi le
2ème"4.
Lors de mon arrivée en France j'eus l'occasion
de toucher de près à cette coexistence
lorsque, dans un grand service universitaire parisien
où j'effectuais mon premier stage, j'eus
l'imprudence, pêché de jeunesse et de
naÔveté, de poser la question du point de
vue de l'organodynamisme à propos d'une patiente,
et je me suis vu rétorquer sèchement un
"Tout cela c'est vieux, Monsieur", par quelqu'un qui, je
le pense aujourd'hui, défendait
profondément le second paradigme.
3. Quelles difficultés subsistent ?
Cette réponse montre bien une des
difficultés de l'emploi de la notion de paradigme
dans le champ psychiatrique. Fascinant dans
l'unité qu'il introduit, il efface la
diversité, faite elle de contradictions, d'une
discipline polémique par son objet même. Car
il met au premier plan une unification du savoir,
liée à la notion, chez Kuhn, d'une
unité du "groupe scientifique" censé
partager et adhérer au même paradigme. Il
pourrait évoquer le sourire un tel groupe de
psychiatres, difficilement imaginable jusqu'à des
temps pas si lointains, à moins que le "one world,
one langage", ne finisse par s'imposer lui, comme un
paradigme stricto sensu, au sens de Kuhn.
La notion de paradigme, masque, en quelque sorte, les
profonds clivages et les confrontations d'une
période donnée, d'un corps psychiatrique
qui est loin de constituer l'unité que Kuhn
prête aux scientifiques. De cette façon, la
diversité du multiple est au deuxième plan,
derrière l'unité du paradigme. D'autre part
Kuhn établit une différence, sans trop
s'expliquer, entre "sciences" et certaines disciplines
comme la médecine : "Dans les sciences (à
la différence des disciplines comme la
médecine, la technologie, le droit, dont la
principale raison d'être est un besoin social
extérieur), la création de journaux
spécialisés, la fondation de
sociétés de spécialistes et la
revendication d'une place spéciale dans l'ensemble
des études sont généralement
liées au moment où un groupe trouve pour la
première fois un paradigme unique"5.
Le moteur de ces disciplines (si la métaphore
mécanique ne signifie pas rapport
mécanique), dont la médecine fait partie,
serait un besoin extérieur. Ceci n'échappe
pas, bien entendu à G. Lantéri-Laura, pour
qui le cÙté doctrinal de la psychiatrie ne
possède pas d'autonomie absolue. Comme il le
signalait sans ambiguÔtés en 1972 à
propos des avatars de la notion de chronicité "Il
s'agit là, croyons-nous, de
phénomènes propres à l'histoire des
idées, c'est-à-dire saisis et mis en
lumière dans un isolement assez artificiel, comme
si les théorisations en médecine mentale
pouvaient rester parfaitement autonomes, et
indépendantes des conditions mêmes où
le savoir psychiatrique s'élaborait"6. Dès
le début de son livre il réclame une
"utilisation singulière" de la notion de
paradigme.
Nous nos interrogeons sur la lumière que peut
apporter la réflexion de Lucien Sève, dans
son livre Sciences et Dialectiques de la Nature, à
propos des rapports entre l'externe et l'interne : "La
prise en compte de la matière-espace-temps rend
aussi intenable le postulat idéaliste selon
lequel, dans les procès dialectiques, l'essentiel
serait toujours du cÙté de l'interne et du
nécessaire. Dès lors en effet qu'on passe
de la dialectique tout idéelle de la Chose
à celle des choses dans leurs multiples rapports
matériels, l'inépuisable
interpénétration du nécessaire et du
contingent, du possible et du réel induit dans la
pensée du développement des
éléments non hégéliens en
leur fond : provenance externe de déterminations
essentielles, caractère seulement tendanciel et
historiquement muable des lois d'évolution,
singularité déterminante des conjonctures,
imprévisibilité de la façon dont se
réalisera le nécessaire"7.
Tout au long de son livre Lantéri-Laura
multiplie les exemples de ces multiples rapports, des
singularités déterminantes des
conjonctures. Nous évoquons brièvement
quelques-uns, à savoir : dans quelle mesure la
notion de traitement moral de Pinel est tributaire des
sanglants conflits entre Montagnards et Girondins dont
leur moralité est contestée par les
premiers comme marque de l'ancienne "aristocratie" ; ou
bien, lorsque le paradigme de l'aliénation mentale
est abandonné, comment la métaphore
pinnelienne de "petit gouvernement" qui commande le
traitement moral, s'oppose aux conditions
concrètes d'exercice, tant l'autorité
prétendue du médecin était
subordonnée pendant cette période à
celle de l'administration, peu désireuse à
la lui céder, "pour ne rien de la suite", nous dit
Lantéri-Laura. Ailleurs ce sont les débats
juridiques sur la notion de monomanie, ou bien les
progrès effectifs de la médecine, en
particulier le développement de la
sémiologie, qui s'opposent au paradigme de
l'aliénation mentale ; ou enfin les úuvres
philosophiques d'auteurs tels que Comte, Hobbes, Locke,
Condillac qui viendront infléchir les concepts
anthropologiques ; ou bien la Gestalthéorie, la
Psychanalyse et le Structuralisme pour le passage du
2ème au 3ème paradigme, etc.
Parmi les raisons dabandon dun paradigme en
psychiatrie, Lantéri-Laura remarque le fait "que
le paradigme ne suffit plus à sa tche et les
moyens quil apportés avec lui cessaient peu
à peu de servir efficacement"8. Nous soulignons
ces deux expressions: "suffire à sa tche" et
"servir efficacement", car ils signent lancrage du
paradigme dans la praxis. Ceci est important car, au
fond, ce qui finit par donner une certaine unité
à la psychiatrie c'est son objet premier : sa
mission thérapeutique : "La psychiatrie n'est
évidemment pas une science, dit
Lantéri-Laura, [mais] un ensemble
articulé de données sémiologiques et
cliniques, corrélées entre elles
[...] avec un groupe de disciplines
hétérogènes, [...]
débouchant sur une praxis thérapeutique
[...]"9. Il sagit-là dun point capital,
car non seulement les données sémiologiques
et cliniques débouchent sur une praxis, mais aussi
elles en proviennent.
Nous voudrions ici rappeler l'évocation avec
laquelle R.M. Palem10 introduisait l'intervention de J.
Ayme, au Colloque de Perpignan, à propos de
l'ouvre syndical de Henri Ey pour qui, dans une
exemplaire métaphore de pure dialectique, le sort
du psychiatre était lié à celui de
son patient. Restant tout à fait fidèles
à sa pensée nous pourrions ajouter : le
sort de la psychiatrie aussi est noué à
celui du psychiatre et de son malade. L'úuvre
monumentale de Ey, tant sur le plan de la clinique que
celui de la théorie, son combat sur les conditions
de la praxis de notre spécialité, sa
défense des malades mentaux aux temps de
loccupation, nous semblent indissociables.
Dans la dialectique du MaÓtre de Bonneval,
action et réflexion vont ensemble, mais pas
seulement pour des raisons romantiques. Nous partageons
entièrement la "tenace méfiance, de
Lantéri-Laura, à l'endroit des emplois
hasardeux de ce qu'on nomme un peu facilement la
dialectique et de la détermination supposée
de la superstructure par l'infrastructure, toutes
références qui, [...] ont eu le
déplorable inconvénient de
stériliser toute recherche effective et
précise sur les multiples rapports entre les
conditions où des connaissances se constituent
comme telles et ces connaissances une fois
constituées"11, car nous mesurons la distance
existante entre une vulgate totalitaire à des fins
tragiquement politiciennes, et une théorie de la
connaissance d'une toute autre portée, avec les
mots d'Engels lui-même à l'appui :
"D'après la conception matérialiste de
l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire
est, en dernière instance, la production et la
reproduction de la vie réelle. Ni Marx ni moi
n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite,
quelqu'un torture cette proposition pour lui faire dire
que le facteur économique est le seul
déterminant, il la transforme en une phrase vide,
abstraite, absurde. La situation économique est la
base, mais les divers éléments de la
superstructure - les formes politiques de la lutte de
classe et ses résultats - les Constitutions
[...] - les formes juridiques, et même les
reflets de toutes ces luttes réelles dans le
cerveau des participants, théories juridiques,
politiques, philosophiques, conceptions religieuses, et
leur développement ultérieur en
systèmes dogmatiques, exercent également
leur action sur le cours des luttes historiques et, dans
beaucoup des cas, en déterminent de façon
prépondérante la forme. Il y a action et
réaction de tous ces facteurs au sein desquels le
mouvement économique finit par se frayer son
chemin comme une nécessité à travers
la foule infinie de hasards"12. Il nous semble d'un
risque symétrique tant ériger la vulgate en
ontologie stérilisant toute capacité
à connaÓtre, qu'évacuer
complètement la question, ce qui risque de nous
ramener au statu quo ante, sans que nous puissions voir
clair dans ces rapports.
Quelle est notre actualité ?
Ainsi, nous venons aux questions que le livre pose
vers sa fin, concernant quel paradigme (s'il en faut
toujours un !), consacrera notre mode d'exercice
d'aujourd'hui. Et ce n'est pas peut-être, un des
moindres mérites du livre de laisser cette
question en suspens, car ceci nous permet d'ajouter
à la réflexion la question suivante : de
quelle façon les modifications de l'exercice
concret de notre discipline, c'est-à-dire les
conditions de sa praxis, auront un impact sur le
paradigme que nous devrons construire ?
Cette question nous semble d'une double importance,
puisque d'un cÙté ceci remet au premier
plan le fait que le paradigme est la résultante du
travail, autant théorique que pratique,
d'individus exerçant dans des conditions
précises. De cette façon il remet au centre
la question éthique, et nous prenons appui sur le
legs d'Henri Ey pour les rapports entre praxis et
théorie. Car c'est nous-mêmes qui
écrivons cette histoire et la mettons en pratique.
Nous construisons nous-mêmes le paradigme, celui-ci
naÓt de notre activité. Dautre part, des
exigences externes ayant un impact direct sur la
psychiatrie nobéissent pas à la même
logique. Pourrions nous songer de demander aux tutelles
lequel des paradigmes les guident pour prendre des
décisions qui vont modifier radicalement les
conditions d'exercice de la psychiatrie, les soins et la
place dans ce dispositif qu'occupera l'être humain
souffrant, objet de notre pratique, mais aussi la place
réservée au psychiatre ? En guise de
confidence, Lantéri-Laura nous dit : "Quarante ans
de métier montrent à l'évidence que
le présent d'hier constitue le passé
d'aujourd'hui et qu'il demeure essentiel à la
discipline de savoir qu'elle se modifie toujours, qu'elle
se perfectionne souvent, que son futur très proche
est seul prévisible et que l'actuel ne constitue
qu'un moment dans une évolution"13. Ainsi, il
émerge de son dire, comme une des
catégories du possible, la question que notre
discipline puisse aussi régresser.
Pour abonder dans le scepticisme bien
tempéré avec lequel il termine son livre,
il apparaÓt avec évidence qu'aucun
système d'idées, qu'il soit philosophique,
psychologique ou biologique, ne peut prétendre
à régenter le devenir de la psychiatrie. Et
quelle que soit notre position subjective, nous
souscrivons à l'appel à la modestie fait
avec l'appui de quelques noms célèbres.
Mais, en même temps, il apparaÓt un
impératif à agir et réagir face aux
exigences extrinsèques à la psychiatrie,
qui risquent de la désintégrer comme le
craignait Henri Ey. Elles ne sont peut-être pas
dénuées de toute idéologie.
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